Semaine 41

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8 octobre, il pleut, je me suis décidé à prendre ma vie en main. Peut-être serait-il temps, onze semaines avant de mourir, parce que mon côté fataliste m'a légèrement fait regarder passer le fil des jours.

Aussi ai-je accompagné Antoine à l'école, et j'ai décidé de sécher les cours.

J'attrape mon portable, en mon corps en pilote automatique. Mes pas me mènent là où je le désire, je trouve le bon numéro, j'appelle.

— Rita, je suis en bas de chez toi, et puisque tu ne vas encore rien faire de ta journée, descends.

— Mathis, t'es pas dans ton état normal.

— J'ai décidé de cultiver mon jardin, susurré-je. Et de réussir la dernière partie de ma vie.

— Arrête de dire des bêtises.

Elle raccroche, puis je l'imagine dévaler les escaliers. Elle ouvre la porte. Pas coiffée, épuisée mentalement, profondément triste. Elle me fait mal rien qu'à la voir.

— Tu n'as pas l'air bien, remarqué-je.

— Je suis au trente-sixième dessous depuis un mois, tu m'étonnes que j'ai pas l'air bien, dit-elle d'une voix amère. Tu veux te noyer sous la pluie ou tu rentres ?

J'enlève ma capuche ridicule, je sèche mes lunettes, je rentre. Elle ferme derrière moi. Tandis que je défais mes lacets, Rita avance vers la cuisine. Je l'entends ouvrir et fermer des placards, poser une assiette sur la table.

Je me lève, la rejoins. Elle a sorti des gâteaux faits par sa mère.

— Mange, je te connais depuis assez longtemps pour savoir que t'as encore sauté le petit-déj.

— Tu marques un point, souris-je en mordant dans un biscuit.

Rita esquisse un sourire, et se tire une chaise face à moi. Elle fait vieille. Comme si elle était déjà une adulte.

— Alors, c'est quoi ta nouvelle connerie ? demande-t-elle alors que je dévore.

— Globalement sécher les cours. Et éviter Faya.

— Pourquoi, le Cédiv ?

— Oui, le Cédiv, dis-je. Justement, le Cédiv est un problème.

— Tu abuses, sérieusement. Ils sont un peu extrêmes, mais bon...

— Est-ce qu'ils t'ont aidée ?

Elle détourne le regard. Non, ils ne l'ont pas aidée.

La maison des Wagner est très lumineuse, les murs arbores des couleurs pâles, et surtout... des fenêtres. Et la cuisine ne fait pas exception. Les gouttes d'eau tapotent contre la vitre. Dehors, on entend un homme hurler après une jeune fille qui s'amuse sous les cordes.

— Et où est ta mère ?

— Pas là, pas là, pas là, dit-elle avec un air mélancolique. Elle va rendre le monde meilleur quelque part.

— Et tu restes seule.

— Bah, elle était engagée de longue date dans c't'histoire de bénévolat. Oh, comme elle est, c'est archi-sûr qu'elle ait planqué tous les objets potentiellement dangereux. Parce que je dois pas du tout avoir une gueule de suicidaire, ironise-t-elle. Et tout le monde sait que le suicide des personnes trans, c'est pas une fatalité.

— Rita...

— Non, mais le monde me crache à la gueule que je suis une erreur, que je devrais crever. J'ai qu'à allumer mon portable ou mon ordi pour le voir, s'emporte-t-elle. J'suis sûre que même mes parents seraient ravis de me voir mourir. Hé oui, je pouvais pas faire comme tout le monde, être un garçon bien comme il faut, hein. Fallait que je sois une fille.

— Arrête, soupiré-je, ce que tu dis ne sert à rien.

— À rien ?

Des larmes envahissent ses yeux, dévalent ses genoux. Un instant, elle redevient telle que je l'ai connue pour la première fois : un enfant fragile.

— Arrête de pleurer, murmuré-je en fermant les yeux, mal à l'aise. Je t'aime beaucoup comme tu es, on t'aime beaucoup comme tu es.

— Mathis, je suis sensée être la dépressive pessimiste de notre relation de couple amical, mais tu es vraiment nul comme niais optimiste, braille-t-elle dans un sanglot.

— Tu inverses les rôles.

Objectif : fuir.

Mathis, pense de manière rationnelle. Je ne suis pas quelqu'un d'extrêmement compatissant. Je ne sais pas rassurer les gens, les consoler, trouver les bons mots au bon moment. Tout ce que je peux faire, c'est entourer ses épaules de mes bras, et attendre qu'elle se calme.

Ou que sa mère rentre, au choix.

Ou que Jeanne arrive furieuse après avoir appris que je séchais.

9 octobre, troisième option. Jeanne est une vraie furie. J'en ai encore les oreilles qui sifflent.

Courage, aujourd'hui est une bonne journée

C'est bateau comme SMS

Mais danke, Mathis

Bitte

J'adore l'allemand pour « bitte »

Mathiiiiiiiis.

Quoi, c'est amusant. Et j'ai parfaitement le droit de me comporter comme un enfant attardé.

Si j'omets le fait que le Cédiv va toujours plus loin dans l'ostentatoire, c'est une bonne journée.

10 octobre, nous avons eu une minute de silence. Un professeur venait de mourir d'un AVC.

Et c'est plutôt amusant de voir comment Anton perd totalement ses moyens face à Maé qui lacère sa peau sans qu'il ne puisse rien y faire. Maé ne veut pas partager sa souffrance, iel l'exprime ainsi, et honnêtement il s'agit de son problème et non du mien.

11 octobre, Gabriel et Blandine ont rompu.

— Motif ?

— Je n'ai pas franchement envie de parler de mes parties et de mon désaccord avec Blandine, même si je t'apprécie beaucoup, Mathis.

— En tout cas, j'en connais un qui est ravi, sourit Léo en désignant un Enzo se jetant sur une Blandine célibataire comme la misère sur le pauvre monde.

— Vous savez que Faya a largué son copain ? lance soudain Louna.

— C'est la saison des ruptures, conclut Emmy d'une voix sombre.

12 octobre, ai-je déjà dit que je haïssais le Cédiv ?

Disons que j'ai une raison supplémentaire de l'abhorrer.

Avec en prime un magnifique hématome.

La Wesh m'a dévisagé un long moment avec horreur. Tiens, elle est toujours en vie, elle ?

13 octobre, je devrais sans doute être plus sympathique avec ma famille. Arthur semble au plus bas, et Jeanne impuissante pour l'aider. Sans doute parce que la maladie d'Alzheimer n'est pas de son fait.

Et Antoine ne comprend rien à ces histoires de Villers-Cotterets.

14 octobre, je suis seul avec Antoine.

— Mathis, ça fait quoi de savoir qu'on va mourir ?

Je ne réponds pas, l'esprit entre le lycée, le Cédiv, Rita, les pâtes, Maé qui fout sa vie en l'air chaque jour un peu plus, le désarroi d'Anton, la saison des ruptures, le regard de la Wesh...

— Mathis, à quoi tu penses ?

— Au fait que j'ai tout raté sur toute la ligne.

Et les pâtes finissent trop cuites.

Albert vivra 16 ansOù les histoires vivent. Découvrez maintenant