Je souffle doucement ma fumée dans la nuit noire. Accoudé à la rambarde, j'observe le fleuve, calme et plongé dans l'obscurité. Le bâton de nicotine se consume lentement entre mes doigts. Je tourne la tête sur le côté ; Yuri, assis contre la barrière, les genoux ramenés contre sa poitrine pour avoir moins froid, discute avec Êto, une jeune fille aux traits asiatiques et aux très longs cheveux de jais.-Yuri, commence t-elle. Tu n'as pas d'arguments contre le fait de partir ce week-end à la montagne avec le groupe. Arrête de te voiler la face.
-Je ne peux pas y aller.. Murmure t-il.
Il baisse la voix si bien que je n'entends pas la suite de ses paroles. Soudain Êto s'énerve.
-Tu ne comprends pas ! Que tu sois là où pas, si il arrive quelque chose à Raphaël tu ne pourras rien y faire. Arrêtes de vouloir sans arrêt protéger ta famille. Lâche prise ! Sois un peu égoïste putain !
Il ne répond rien, troublé et fixe le sol.
Raphaël c'est son petit frère de 15 ans qui a été victime d'un accident de la route il y a quelques semaines. Pour l'instant il est dans le coma. Juste avant de se faire renverser par cette voiture, lui et Yuri s'était violemment disputé et depuis, ce dernier est rongé par la culpabilité. Ça le rend malade. Il se torture de l'intérieur.
-Yuri, tu devrais venir, lui dis-je subitement.
Il me regarde. Je souffle me fumée une dernière fois avant d'écraser mon mégot.
-Je vais y réfléchir...
Je souris doucement dans la nuit.
***
Je cours dans la rue. C'est déjà l'heure du départ et je suis en retard. Le bus est plein à craquer. Je me mêle aux autres et m'installe. Yuri gribouille dans un vieux carnet craquelé, assis à côté de moi. Il est complètement absorbé par des dessins. Je regarde discrètement par dessus son épaule : ce sont des ébauches et des idées de chorégraphies. J'ai envie de le voir à l'oeuvre.
Je me laisse tomber sur mon siège. Le paysage défile sous mes yeux. Je suis excité intérieurement par ce petit voyage. J'enfonce mes écouteurs blancs cassés dans mes oreilles et lance ma musique préférée. Bizarrement après quelques secondes, elle me fait penser à Yuri. Elle a un fond triste un peu comme lui. Je lui tapote l'épaule et lui tend un des deux écouteurs
-Tiens écoute ça, je pense que tu vas aimer. Elle me fait penser à toi d'une certaine manière.
Il se laisse doucement porter par la musique et marque le titre dans un coin de son carnet.
Kids aren't alright - The Offspring
Le reste du trajet file vite et on arrive déjà au chalet. Yuri s'est endormi sur mon épaule. Dehors l'air est frais et le paysage immaculé.
-Néza ! Crie Êto qui court comme une folle dans les couloirs. Tu veux bien te mettre avec nous dans la chambre ?
Je jette un coup d'oeil à Yuri et hoche la tête.
-C'est d'accord.
Déjà, la nuit tombe et la soirée commence. On se regroupe tous dans une des chambres. S'en suit un jeux que je qualifierais de jeux d'ados attardés. Un truc du style «bois ou avoue des choses secrètes». Tout se passe pas trop mal jusqu'à ce que quelqu'un pose cette fameuse question :
"Qui s'est déjà mutilé ? "
Woaw tant de tact en une phrase.
Je vois Yuri fixer le sol et se griffer le dos des mains avec angoisse. Il tient son verre en tremblant. Puis d'un seul coup, il se lève et sort brutalement de la pièce. Je le rejoins quelques minutes après.
Il est assis sur le rebord d'une fenêtre malgré le froid. Je vois bien qu'il essaie de retenir ses larmes. Je m'assois à ses côtés et sors une clope de ma poche. Je l'allume. Quelques minutes passent en silence.
-Pourquoi le rouge ?
Il sursaute et se retourne, interloqué.
-Tes cheveux, pourquoi en rouge ?
-C'est une couleur forte, comme celle du sang. J'avais besoin de changement. Ça représente beaucoup pour moi. Une renaissance.Je hoche la tête. Cette réponse me plaît.
-Alors pourquoi tu te mutile ?
-Quel rapport ?
-Aucun pourquoi ?Il lève les yeux au ciel et je retiens un sourire.
-Parce que j'ai tout gâché.
-C'est pas une vraie réponse ça.
-J'ai envoyé mon frère dans le coma et je n'ai pas tenu ma promesse envers lui. Ça c'est suffisant comme putain de raison ?
-Quelle promesse ?
-D'arrêter de me faire du mal physiquement.
-Mais alors je ne comprends pas, pourquoi le faire alors ?
-Parce que j'ai mal putain ! C'est juste une pulsion ! Je me déteste !Je ne dis rien. Je sens au fond que les scarifications ne sont qu'un problème de surface et quelque chose de grave se trame. Et je crois deviner ce qui le ronge de l'intérieur.
Il suffit de s'attarder un peu sur ses bras squelettiques, ses os des clavicules qui semblent vouloir percer sa peau blanche, ses mains dont les phalanges ressortent ou encore son regard perdu, mort et sans éclat.
Une larme coule sur sa joue. Il l'essuie rageusement.
-Et Êto ? Je demande subitement.
-Quoi Êto ?
-Vous avez l'air proche. Qu'est ce qu'elle va faire sans toi ?Il ne répond rien et fixe un point au loin. Je me risque à poser la question qui tourne en boucle dans mon cerveau.
-Tu l'aimes ?
-Oui mais pas comme tu le penses.
-Je ne pensais à rien.Je souris quand même intérieurement. Je souffle ma fumée un instant puis je reprends.
-Arrête tout.
-Comment ça ?
-Tu m'as très bien compris Yuri.Sa voix se brise. Je meure d'envie de le serrer fort dans mes bras et d'apaiser sa douleur. Mais je n'ose pas.
-Je... Je n'y arrive pas Néza...
Je me penche doucement vers lui.
-Tu n'es pas seul Yuri, je peux t'aider mais pour ça il faut que tu le veuilles. Tu n'es pas faible. Demander de l'aide n'est pas une faiblesse.
-Je le veux. Murmure t-il.
-Bien.Après un instant d'hésitation, je lui tends ma cigarette. Il tire une taffe et se met à tousser. Je rigole.
On regarde les étoiles dans la nuit. Des larmes silencieuses coulent sur les joues de Yuri. Je me sens inutile, je ne sais pas quoi faire. J'essuie alors ses joues du bout des doigts. Nos regards se croisent. Ses yeux verts on l'air déjà plus vivants. Il me sourit timidement.
J'ai envie de le sauver, de le protéger de toute mes forces. Je ne veux plus qu'il souffre d'avantage. Soudain je tourne la tête et m'exclame :
-Regarde Yuri, il neige !
Ça sonne comme de l'espoir.
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Néza
ContoJe considère que ma vie est séparée en deux parties, la première avant l'annonce et la deuxième quand tout s'est écroulé. La première est synonyme d'enfance, d'innocence, de piano, de mon amitié avec Aloïs, de la boutique de disque et malheureusemen...