Chapitre 1

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2014

Par un chaud matin de juillet, aux environs de quatre heures du matin, Sophie fut brusquement arrachée à son sommeil par sa mère, Anna Yorkers. C'étaient les vacances scolaires, et quand bien même il y aurait eu cours, ce n'était pas une raison suffisante pour réveiller la jeune fille de si bonne heure. Elle ne fut par conséquent que fort peu coopérative, se retourna dans sa couette en grommelant et fit mine de s'endormir.

— Sophie ! Dépêche-toi ! J'ai déposé ta valise devant ta porte. Rassemble tout ce que tu peux. On part dans une demi-heure.

— C'est quoi encore cette histoire ?

Anna ne répondit pas. Mais le regard assassin qu'elle lança à sa fille la convainquit de se lever et d'obéir à ses ordres. Elle rassembla donc ce qui lui sembla nécessaire : quelques culottes, ses journaux intimes, du khôl et une quantité hallucinante de livres. Sa mère étant sujette aux crises de ce genre, elle estimait qu'elles devraient être rentrées d'ici quelques jours. Ainsi, concernant ses vêtement, elle se limita à quelques T-shirt hardrock café - elle ne mettait que ça – et deux jeans troués. Ensuite, elle s'habilla à toute vitesse, au rythme du klaxon de sa mère qui, de sa voiture, commençait à s'impatienter.

Fin prête, Sophie ferma la porte de l'appartement, dévala les escaliers le plus vite possible et ouvrit à la hâte la porte de la petite Clio d'Anna, achetée d'occasion dix ans auparavant.

Les deux femmes démarrèrent à 4h35 précises, soit cinq minutes en retard par rapport au programme d'Anna, ce qui la contraria beaucoup. Elle soupira profondément avant de mettre le contact, démarrant à toute allure.

— On est pressées ?

De nouveau, Anna ne répondit pas. Elle n'avait jamais été particulièrement portée sur la conversation, encore moins lorsqu'il était question de sujets délicats. Sophie, quant à elle, était une enfant qui posait énormément de questions, ce qui hérissait sa mère à outrance. En grandissant, elle avait pris le pli et avait réfréné ses élans, adoptant le mutisme de sa mère, auquel elle reconnaissait bien des avantages.

Ce matin-là, Sophie n'avait pas vraiment eu le temps d'analyser la situation. Elle s'était contentée d'obéir, sans vraiment réfléchir au sens de ce qui lui avait été demandé. A présent qu'elle se trouvait dans cet habitacle, dans le silence, elle avait tout le loisir de constater le caractère insolite de ce départ précipité. En général, les lubies de sa mère se limitaient à des achats d'œuvres d'art contemporain invraisemblables, mais jamais encore elle ne l'avait entrainée, au beau milieu de la nuit ou presque, dans un voyage incongru à la Phileas Fogg.

N'importe qui d'autre, à la place de Sophie, aurait probablement interrogé sa mère à ce propos, la bombardant de questions en tout genre. N'importe qui aurait cherché à comprendre le pourquoi du comment, à savoir où elles se rendaient ainsi, avec pour tout bagage quelques culottes et deux T-shirts. Mais Sophie n'était pas n'importe qui. Sophie avait été élevée dans le silence quasi-total, et dans la morosité la plus absolue. Elle ne se rappelait jamais avoir possédé le moindre jouet, ni en avoir fait la demande. Dès son plus jeune âge, elle s'était contentée de papier et de crayons, esquissant toujours le même dessin : une grande maison entourée de fleurs, devant laquelle trônait la famille idéale. Deux enfants, un garçon et une fille, un papa et une maman. A l'époque, ce dessin avait énormément de sens pour elle. Aujourd'hui, elle avait tout oublié, et Anna avait relégué ses dessins au vide-ordure.

— Tu devrais rouler moins vite.

Anna leva le pied, approuvant sa fille. Dans son élan, elle en avait perdu toute conscience du risque. Heureuse que Sophie ait renoncé à la questionner, privilégiant un dialogue utile et nécessaire, elle esquissa même un sourire. Ce geste, venant d'elle, s'apparentait davantage à une grimace. Sophie ne répondit pas.

L'homme en grisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant