Chapitre 8

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Ébloui par le projecteur, Miller s'efforçait de ne pas cligner des yeux. Profitant de ce que la caméra était braquée sur le présentateur, il adressa un signe discret à l'ingénieur du son, afin qu'il baisse la luminosité. Celui-ci s'exécuta et leva le pouce en l'air. Lahaye avait terminé de poser sa question, la litanie de Miller pouvait reprendre.

- Je veux modifier le cours du temps. Faire comprendre aux hommes du passé leur erreur, à une époque où tout était encore possible. Je veux qu'ils prennent conscience des conséquences de leurs actes. Je veux qu'ils changent leur mode de vie. Pour vous, pour eux. Pour notre futur.

Le présentateur, béat d'admiration, resta la bouche entrouverte quelques secondes, jusqu'à ce que le producteur de l'émission ne le rappelle à l'ordre, par oreillettes interposées.

- Et je vous le souhaite ! s'exclama-t-il précipitamment, plus enthousiasme que ne l'aurait souhaité la neutralité journalistique.

Le président acquiesça. Charlie se racla la gorge. D'ici quelques secondes, il prendrait la parole, seul contre le reste du monde. Littéralement.

- Mais je pense qu'il en va de mon devoir de poser la question que tout le monde a au bord des lèvres.

- J'entends bien.

- Comment comptez-vous assurer la continuité du Projet Retour une fois parti ?

La respiration de Charlie se bloqua. Son heure était venue.

- Mon associé, Charlie Duchâteau, s'en chargera. Répondit Miller.

Il accompagna sa réponse d'un geste de la main, désignant le-dit Charlie, assis à ses côtés. Et soudain ce dernier, qui jusqu'alors faisait figure de potiche, vit sa présence sur le plateau justifiée. Le jeune homme se redressa et sourit maladroitement à la caméra, tandis que le monde entier découvrait son visage. Désormais, il lui incombait de succéder à l'homme le plus encensé de tous les temps : Martin Miller.

De rage, Émilie éteignit la télé. Ce projet était aberrant, cela ne faisait pas l'ombre d'un doute. Pourtant, dehors, les gens chantaient, dansaient, lançaient des pétards. Comme s'il y avait quoi que ce soit à fêter. Atterrée par la bêtise humaine, elle traîna son déambulateur jusqu'à la fenêtre et contempla le feu d'artifice improvisé qui rehaussait le ciel. Habituellement, Émilie aimait à contempler ce genre de spectacle. Mais pas ce soir. Ce soir, elle se sentait honteuse d'appartenir à son espèce. Et, alors que le monde entier exultait, Émilie se mit à pleurer. Des larmes chaudes coulaient le long de ses joues, de son cou, de son corps. Sa vision était brouillée, les feux d'artifices n'étaient plus à présent que de vagues tâches de couleur.

Comme des milliers d'autres, Charlie avait succombé aux yeux obsédants et au timbre envoûtant de Martin Miller. Embourbé dans ses filets, il était incapable de voir que ce Miller, au fond, n'était rien d'autre qu'un savant fou. A présent, il ne restait plus qu'elle. Seule, piégée dans ce monde insensé.

Soudain, elle entendit son téléphone vibrer dans sa robe de chambre. Dans sa hâte, elle se prit les pieds dans ses fils, et décrocha juste à temps. C'était lui.

— Émilie... Tu as vu ?

— J'ai vu, rétorqua-t-elle sèchement.

— Ecoute, Miller a convenu avec Ryner qu'il t'opérerait demain, à la première heure.

— Tu peux lui dire que ce n'est pas la peine.

— Je ne t'ai pas appelée pour te demander ton avis. Le temps presse.

L'homme en grisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant