2124
Le récit de Charlie terminé, ses interlocuteurs peinèrent à reprendre le cours de leurs activités. Le jeune homme était un conteur né et ses mots les avaient littéralement transportés dans un monde dont ils ignoraient tout jusqu'alors. Groggys, ils fixaient le vide, à la recherche de réponses à leurs questions. Charlie, lorsqu'ils l'avaient trouvé, était en piteux état. Était-il possible que la solitude l'ait rendu fou au point d'inventer toute cette histoire ?
— Je suppose que ça explique pas mal de choses, conclut finalement Mac Queurty.
— Mais c'est complètement dingue, rétorqua Sophie, terre à terre.
— Et se réveiller un beau matin avec un autre visage, c'est pas dingue ? se justifia Charlie.
Le silence reprit de plus belle. Tous trois étaient plongés dans leurs pensées.
— Je pense que j'y crois, affirma la jeune fille au terme de plusieurs minutes d'intense réflexion.
Mac Queurty mit la main à la barbe et se gratta. Charlie fit de même et Sophie, incapable – pour des raisons physiologiques - de les imiter, porta ses doigts à ses tempes, comme elle en avait l'habitude. Ainsi c'était vrai : ils étaient tous trois piégés dans un futur apocalyptique.
— Mais il reste une chose que je ne comprends pas, dit Mac Queurty. D'où connaissiez-vous Ryner ?
— D'une autre vie.
— Alors il se souvenait, lui aussi.
Charlie opina du chef. Son auditoire ayant digéré le plus gros morceau de son histoire, son récit pouvait reprendre.
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— Et Erica ? Qu'est-ce qui lui est arrivé ? demanda Sophie, avide d'en apprendre davantage.
Charlie grimaça. Il n'aimait pas ce passage. Et, si cela avait été possible, il aurait préféré ne pas le raconter. Toutefois, il se devait, pour Sophie, pour Emilie et pour toutes celles qu'Elle avait incarné, de raconter l'histoire dans son intégralité. Et comme je te comprends, Charlie.
A mesure que grandit cette histoire, j'alterne les phases de fierté sincère et de dégoût profond. Je me demande ce qui m'a pris, voilà sept ans, de commencer ce récit, accroupie sur mon matelas, l'ordinateur de ma mère sous les doigts. A l'époque, je me moquais du style ou des mots que j'employais. Seule comptait l'intrigue, cette folle intrigue, sortie de nulle part. J'étais dans ma chambre, seule, et je pensais à la vie, à la mort, et à un tas d'autres choses dépourvues d'originalité lorsque je songeai que la réincarnation était, en un sens, la plus séduisante des propositions. Ma fascination morbide me menai à créer le personnage de Sophie, courageuse et déterminée. Aujourd'hui, chaque mot m'éloigne d'elle, et chaque ligne que j'écris me semble si définitive que j'en souffre. Ai-je vraiment envie de fixer les mots, les actes de mes personnages ? En terminant cette histoire, il me semble que je les assassine et cela me désole. Mais cette histoire, ma première histoire, celle de mon enfance, doit prendre fin, d'une manière ou d'une autre. Je dois l'écrire, ne serait-ce que pour moi.
Douloureusement, il entrouvrit la bouche et reprit là où il s'était interrompu.
— Cela s'est mal terminé.
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2114
Alors que la belle Erica se tortillait à terre, les membres maintenus par les muscles turgescents d'une dizaine d'ouvriers, retentirent plusieurs coups de feux. Trois, pour être exact. Elle en déduit que Charlie avait été abattu. Désormais, il ne lui restait plus aucune raison de résister à la tentation. Le monde était perdu, et ce depuis bien longtemps. Son instinct de survie, au cours de la dernière demi-heure, lui avait joué des tours, mais à présent qu'elle était là, face à la mort, elle voyait tout bien distinctement. L'humanité pourrait battre des pieds et des mains, elle resterait sale, indigne de cette vie qui lui avait été donnée. Cette vérité, offerte sur un plateau par Ryner quelques années auparavant lui apparut soudain comme une évidence. Il y avait une solution et c'était à elle d'agir. Elle savait ce qu'elle avait à faire.

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L'homme en gris
Fiksi Ilmiah"C'était logique, mathématique, cartésien. Mais la vie n'est pas logique. Dénuée de tout fil conducteur, la vie s'écoule, à l'aveuglette. La vie blesse, la vie donne, la vie trompe, vole, s'évapore, arrache et punit. La vie se joue de nous tous sans...