Chapitre 6

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2014

   Sophie profita de ce que sa mère préparait une soupe au poireau avec Grand-mère Hildegarde pour ranger la chambre. Elle avait songé, un instant, à laisser la pièce en l'état, afin de confronter sa mère à tout ce qu'elle lui avait caché. Puis, elle avait pris conscience que quoi qu'il arrive, quoi qu'elle dise, elle n'obtiendrait pas de réponses.

   Anna avait toujours vécu dans le monde de fiction qu'elle s'était créé, parmi ses personnages. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, elle l'avait connue isolée , comme si, délibérément, elle avait choisi de vivre à part de ce monde. Comme s'il n'était, au fond, pas plus réel que celui qu'elle avait inventé. Anna était, en vérité, une femme sensible et fragile, retenue par un fil invisible. Ce fil, à tout moment, pouvait se rompre sous son poids. Elle s'effondrerait alors, laissant Sophie seule, sans explication.

   Sophie savait que sa mère ne supporterait pas l'interrogatoire musclé qu'elle aurait aimé lui imposer. Elle était d'ailleurs très étonnée que cette femme, d'apparence si frêle, ait pu garder un tel secret pendant si longtemps, et surtout y survivre.

   Ainsi, elle avait perdu un enfant. Sophie se souvint alors de sa nuit agitée : n'était-ce pas elle, dans son rêve, qui était censée mourir ? D'un geste invisible, elle rejeta ces pensées et se concentra sur sa tâche : tout devait, d'une manière ou d'une autre, rejoindre la place qui lui avait été allouée par sa mère. Celle-ci était en effet assez maniaque, et remarquerait le moindre changement dans le décor.

   Redoutant de voir sa mère regagner la vieille mansarde et, potentiellement, découvrir qu'elle avait été fouillée, Sophie préféra s'absenter durant tout l'après-midi. Elle sortit vers deux heures, accompagnée de son sac à dos et de ses fidèles chaussures de randonnée. Elle n'avait pas fait deux pas que Jenny se précipitait vers elle, en haleine.

—   Sophie ! Où est-ce que tu vas ?

—   Me promener. Répondit-elle le plus sèchement possible.

   Elle n'avait pas apprécié son intrusion de la veille et comptait bien le lui faire savoir. Elle ne ferait par conséquent pas le moindre effort pour se montrer vaguement sympathique. Elle ne l'était pas de nature et cela lui convenait très bien. Elle ne prit pas même la peine de s'arrêter pour répondre à Jenny, s'engageant dans un petit chemin de terre escarpé. Bien entendu, Jenny la suivit, toujours haletante.

—   Tu as été dans sa chambre, je t'ai vue.

—   Et elle est entièrement vide. C'est simplement une pièce en trop, qu'on a jamais pris le temps d'aménager.

—   Tu veux dire qu'elle s'est débarrassée de tout ?

—   Je veux dire qu'elle a toujours été ainsi. Je suis enfant unique. Félicitations, tu as réussi à me perturber avec tes histoires à dormir debout et ton obsession malsaine pour ma famille, mais tu avais tort.

—   Sophie ! s'exclama-t-elle de nouveau.

   En prononçant son nom, Jenny avait brusquement saisi le bras de son interlocutrice, poussant celle-ci à se retourner. Désormais face à elle, Sophie lui lança un regard noir.

—   Je te promets que cette chambre n'était pas vide à l'époque où nous nous sommes connues. C'était une chambre d'enfant on ne peut plus classique encombrée de jouets et de vieilles tartines à la confiture. Les murs étaient recouverts de dessins, les draps tachés de jus d'orange et l'armoire débordait de vêtements. Je le sais car on aimait s'y enfermer tous les trois et se raconter des secrets.

L'homme en grisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant