2014
Anna, les mains posées sur le volant, le dos droit et le visage figé, contemplait, impassible, l'obscurité. À l'arrière, Jenny et Mamie Hilda grelottaient. Elles n'avaient pas osé demander à la mère éplorée d'allumer le chauffage.
De minute en minute, l'air s'épaississait, l'angoisse s'imposait et la colère grandissait. La tension grimpait en flèche, les mains tremblaient, les dents grinçaient, les os craquaient. Tout leur corps semblait manifester de l'injustice qui était en train de se jouer, à quelques mètres d'elles. Il régnait, en somme, une ambiance de mort dans l'habitacle, lorsque, sans prévenir, Anna porta la main à l'autoradio.
Ce geste la ramena à celui qu'elle avait posé, trois mois plus tôt, par un beau matin d'été. Sophie – elle s'en rappelait comme si c'était hier – avait sorti de sa poche ses écouteurs pour écouter sa propre musique. Excédée, Anna avait augmenté le volume. Depuis, un monde s'était écoulé, le temps s'était écroulé. Satisfaite de son effet de style, Anna laissa aller sa tête contre le siège. Pourquoi tardaient-ils autant ?
Les premières notes de Mad World se propagèrent au travers des haut-parleurs. De concert, les trois femmes frissonnèrent. Et, tandis que Gary Jules se plaignait de l'inconsistance de sa vie, Anna en vint à se poser des questions sur le sens de la sienne. Par quel concours de circonstances en arrive-t-on, un beau jour, à envoyer sa propre fille à l'abattoir ?
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2013
6 septembre 2013. 15 heures 30, Librairie Gibert Livres, Paris.
Anna, inconfortablement assise sur un tabouret premier prix, dédicaçait à la chaîne depuis environ deux heures. Son dos la faisait souffrir, ses fessiers s'affaissaient mais qu'importe, car pour la première fois, un de ses romans remportait un franc succès.
Cela faisait alors une quinzaine d'années qu'elle vivait de sa plume, mais modestement et dans l'anonymat le plus total. Les choses auraient pu en rester là - elle s'en satisfaisait d'ailleurs assez bien - si le destin n'en avait pas décidé autrement. L'an passé, la directrice de sa maison d'édition avait pris sa retraite, cédant la place à une jeune femme d'affaires exaltée. Elle avait lu le travail d'Anna et avait été subjuguée par son histoire. Ni une ni deux, elle avait décidé de faire d'elle la vedette de cette rentrée littéraire et de doubler le budget alloué à la promotion de son livre. Du jour au lendemain, la roue avait tourné et Anna s'était retrouvée au-devant de l'affiche, auteur d'un best-seller malgré elle.
Son nouveau roman, « Planètes jumelles », était paru un mois plus tôt. Elle y mettait en scène une planète en tout point semblable à la nôtre, à la différence près que la première avait dix ans d'avance sur la seconde. Bien vite, les deux peuples gémeaux en venaient à se livrer une guerre sans merci. Par ce roman, Anna révélait à la face du monde un sentiment de colère qu'elle s'était longtemps échinée à cacher. Aujourd'hui, la vérité éclatait au grand jour. La sincérité de sa plume avait fait d'elle une star, la violence de ses mots l'avaient conduite à sa perte.
De sa plus belle écriture, elle traçait les lettres sur le papier rugueux. « Bienvenue dans mon monde », écrivait-elle inlassablement.
— Votre prénom ?
— Jerry Ryner, s'entendit-elle répondre.
Effarée, elle releva les yeux vers son ancien amant. L'iris pâle, le teint hâlé, il n'avait pas pris une ride. D'un regard persistant et affolant, il sembla la déshabiller du regard. Soudain, la file des lecteurs disparut, le bruit ambiant s'évanouit et le cours du temps s'interrompit. Ne restaient plus qu'Anna et Jerry, face à face, se retrouvant après des siècles de séparation.

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L'homme en gris
Ficção Científica"C'était logique, mathématique, cartésien. Mais la vie n'est pas logique. Dénuée de tout fil conducteur, la vie s'écoule, à l'aveuglette. La vie blesse, la vie donne, la vie trompe, vole, s'évapore, arrache et punit. La vie se joue de nous tous sans...