Chapitre 28

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2014

Miller poussa la porte du bureau de Lenoir. Galant homme, il fit passer Emilie la première. Elle s'avança, un pied après l'autre, consciente que ces pas seraient ses derniers. Une fois à l'intérieur, elle se tourna vers Miller et lui adressa un regard de supplication. « Et si on oubliait toute cette histoire ? Et si j'étais égoïste, pour une fois ? Je pourrais vivre la vie de Sophie, profiter des dernières décennies qu'a à offrir ce monde et être heureuse. » semblaient dire ses yeux.

— C'est ta décision, Emilie. Je ne t'obligerais à rien.

— Je sais que j'ai fait le bon choix. Mais ce n'est pas facile pour autant.

Miller ne répondit pas. La jeune fille avait besoin de tout sauf d'une conversation alambiquée et culpabilisante sur la nature humaine. Par ailleurs, leur temps était compté. Il fallait agir.

Le cœur lourd, il se saisit d'une télécommande qui trainait sur une étagère et appuya sur un bouton. La commode se déplaça, comme à son habitude, dévoilant une pièce d'une dizaine de mètres carrés. Bourreau et victime entrèrent d'un même pas. Il s'arrêtèrent face à une couchette protégée par un couvercle de verre et reliée à un arsenal de câbles multicolores. Sans ciller, la jeune fille s'allongea, les bras en croix sur la poitrine.

— Peut-être que je suis déjà morte. Alors, ça ne marchera pas, et je pourrais rester. Mais on aura fait ce qu'on a pu, chuchota-t-elle.

— Peut-être.

— Ne dites à personne que j'ai dit ça.

— Entendu.

Sur ces entrefaites, Miller appuya sur un autre bouton et le couvercle de verre s'abattit sur elle. Désormais, il ne pourrait plus l'entendre. Quand bien même elle changerait d'avis, il n'en saurait rien.

Mais Emilie ne changea pas d'avis. Déterminée, elle demeura immobile, en attendant sa dernière heure. Elle ne tressaillit pas lorsqu'une dizaine de bras électroniques vinrent disposer des électrodes sur son crâne. Elle ne trembla pas lorsque qu'un diffuseur émit du gaz lacrymogène dans l'habitacle. Enfin, elle ne frémit pas lorsque Miller enclencha le mécanisme de retour.

Et soudain, Miller se retrouva seul, face à notre héroïne. Plus que jamais auparavant, la solitude lui pesait. En effet, la journée avait été riche en émotion. Après des années de bons et loyaux services, il avait fait volte-face et renoncé à tout espoir de retour parmi les siens. Les membres engourdis pas la fatigue, il décida de s'asseoir quelques instants et se laissa aller à philosopher. Quelle était cette silhouette féminine qui transparaissait au travers du dôme ? Qui était-elle, à cet instant précis ? Sophie, Emilie ? Entre deux mondes, l'âme de la jeune fille bourlinguait, plongée dans les méandres du néant. Deux corps, deux époques, et un seul souffle. Quels secrets l'Univers pouvaient bien cacher derrière cette affirmation invraisemblable?

Tout à ses réflexions, il ne vit pas la machine s'affoler. Tandis qu'un message d'urgence apparaissait à l'écran, que le moteur carburait, et que le liquide de refroidissement fumait, Miller était parti se servir un scotch dans la pièce attenante, en attendant le retour de Sophie.

Finalement, retentit une alarme, qui parvint aux oreilles défaillantes du vieil homme. Fou d'inquiétude, il se releva. Mais il était déjà trop tard. Car l'alarme en question n'avait pas été déclenchée par la machine, mais par Lenoir et Ryner, résolus à se venger de leur ancien associé.

Miller, vacillant, peinait à mettre un pied devant l'autre. Tandis que l'alcool inondait ses veines d'une chaleur réconfortante, le cœur du vieil homme s'emplit d'un sentiment de sérénité tout à fait inapproprié. Désormais, plus rien n'avait d'importance. À quoi bon vivre dans un monde où tout semblait dépourvu de sens ? Au point où il en était, cela lui était égal de mourir. Ivre de joie, il s'offrit à l'ennemi, jambes écartées et bras en croix.

L'homme en grisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant