2114Emilie marchait doucement, les yeux fermés, les paumes écartées, le sourire aux lèvres. Elle sentait le soleil frapper sur ses épaules, le vent malmener sa robe blanche, les feuilles effleurer sa peau. Au comble du bonheur, elle ouvrit les yeux, découvrant une magnifique forêt verdoyante. En relevant la tête, elle aperçut le ciel bleu entre les branches. Au loin, elle entendait le chant des oiseaux.
Et soudain, une sirène d'ambulance, les cris des médecins, les visages de ses parents paniqués.
Comme chaque nuit, elle se réveilla en sursaut, le nez encombré par un tuyau et les bras reliés à un déambulateur. Elle se trouvait dans un hôpital, le même depuis une dizaine d'années. La petite avait toujours eu des soucis de santé, dès le jour de sa naissance. Mais jamais elle n'aurait cru, lorsqu'elle était enfant, finir ses jours dans ce genre d'endroit.
Les yeux ensommeillés, elle se releva et traîna son déambulateur jusqu'à la fenêtre, d'où elle pouvait contempler les lumières de la ville. Elle se fit alors la réflexion que paradoxalement, ces dernières années, il faisait presque plus clair la nuit que le jour. Pas étonnant que l'état de la planète décline à une telle vitesse. De rage, elle ferma le rideau et retourna se coucher. Elle chercha à tâtons un somnifère sur sa table de nuit, ferma ses yeux emplis de larmes et se rendormit. Cette fois-ci, elle ne fit plus de rêve.
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Charlie, un bouquet de fleurs à la main, franchit les portes de l'hôpital à onze heures précises. Habitué des lieux, il slaloma entre les couloirs avec aisance pendant une dizaine de minutes avant d'arriver devant la porte 425. Avant d'entrer, il prit le temps de compter jusqu'à trois pour se donner du courage. Un. Deux. Trois.
Il tourna la poignée et offrit son plus beau sourire à sa petite sœur, allongée sur un lit blanc. « Bon anniversaire ! » s'exclama-t-il. Elle lui répondit par un léger haussement de lèvres. Elle n'était pas d'humeur à faire semblant.
— Tu as l'air fatiguée, tu fais encore des cauchemars ?
— Ce ne sont pas des cauchemars, au contraire. Mais ils ne sont pas reposants pour autant.
— Je comprends, répondit-il en s'asseyant au bord du lit de la malade. Alors, 15 ans, ça te fait quoi ?
— Je suppose que je devrais être reconnaissante d'être arrivée jusque-là.
— Ne dis pas ça ! s'indigna Charlie, tout en sachant qu'elle n'avait pas complètement tort.
Lorsqu'Emilie était arrivée à l'hôpital, les médecins lui donnaient moins d'un an à vivre. Avec les technologies dont ils disposaient à l'époque, ils n'étaient pas en mesure de réparer les dégâts causés aux poumons de la petite. Aujourd'hui, ce n'était toujours pas le cas, mais ils étaient capables de pallier aux besoins respiratoires de la jeune fille à l'aide de dispositifs médicaux complexes. Malheureusement, cela impliquait qu'elle reste enchaînée à des machines pour le restant de ses jours.
Sur la table de nuit, Charlie aperçut une carte postale personnalisée, représentant ce que sa sœur et lui appelaient « la nouvelle famille Duchâteau », laquelle avait une pensée pour « l'ancienne famille Duchâteau » à raison de deux fois par an : à Noël et le jour de l'anniversaire de leur fille.
Dans les premiers temps, les parents Duchâteau s'étaient montrés des parents exemplaires lorsque leur fille avait eu besoin d'eux. Ils venaient la voir chaque jour, demandaient parfois à ce qu'on installe un matelas auprès d'Emilie pour que l'un d'eux puisse dormir à ses côtés, et faisaient de leur mieux pour la distraire. Puis, les visites s'étaient espacées, essentiellement à cause des exigences professionnelles de Monsieur et Madame Duchâteau, qu'ils ne pouvaient éternellement repousser. Ils avaient alors passé le relai à leur fils et, au fur et à mesure du temps, sans même qu'ils en soient conscients, étaient passés à autre chose. Ainsi, Madame Duchâteau était tombée enceinte de jumeaux, devenus l'unique raison de vivre des deux adultes à l'instant même de leur venue au monde. Depuis, ils se contentaient de subvenir aux besoins de leur fille en payant ses soins médicaux, ce qui apparemment, suffisait à les déculpabiliser. Quant à leur fils, ils avaient complètement coupé les ponts avec lui.
— Ils sont incroyables ! commenta Charlie en désignant la photo du couple accompagné de deux bambins joufflus.
— Ne sois pas trop durs avec eux. Moi aussi, si je pouvais, je ne passerais pas ma vie dans un hôpital. Et puis, ils ne se rendent pas compte de ce qu'ils font. Dans leur tête, je suis grande maintenant et je n'ai plus besoin d'eux. Ils ont raison d'ailleurs.
— On a encore besoin de ses parents à quinze ans. Même après d'ailleurs, poursuivit-il à voix basse.
— Qu'est-ce que tu as dit ? demanda la jeune fille qui avait mal entendu.
— Rien, juste que ce qu'ils font, c'est mal. Ecoute, je dois te dire quelque chose. Et je veux que tu saches que... Que je suis obligé, je ne t'abandonne pas, d'accord.
Emilie acquiesça. Elle était tout ouïe. Décidément, il serait toujours étonné par la maturité et la sagesse de sa sœur. Rassuré, il se lança.
— Je dois partir. Pour le travail. Un nouveau travail.
Et bien qu'Emilie fût connue par les médecins pour son flegme légendaire, elle ne put s'empêcher de verser quelques larmes. Depuis quelques années, son frère était la seule personne qu'elle aimait vraiment dans ce monde, pour la simple et bonne raison qu'elle n'avait jamais eu l'occasion de nouer d'autres liens avec qui que ce soit.
Bouleversé par les pleurs de sa sœur, Charlie la prit dans ses bras et serra aussi fort qu'il le put. « C'est pour toi que je fais ça. Tu mérites tellement mieux », chuchota-t-il avant de partir.
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- Tu as l'air contrariée, Emilie. Tout va comme tu veux ? demanda le docteur Hope.
- Comme quelqu'un de cloué au lit jusqu'à la fin de ses jours, singea-t-elle.
Le médecin soupira. Il avait voulu devenir pédiatre parce qu'il avait en général de très bonnes relations avec les enfants. En choisissant sa spécialisation, il s'imaginait pouvoir ainsi échapper à la morosité de services tels que la gériatrie ou les soins palliatifs. Malheureusement, il avait négligé le fait que les enfants malades ne sont pas exactement des enfants comme les autres. Certains sont même bien plus en colère et révoltés que les adultes, et à raison ! Sans psychologie aucune, il adressa un regard de reproche à Emilie, avant de quitter la pièce sans même dire au revoir. Il avait enfin terminé son service, il pouvait rentrer chez lui auprès de sa femme et ses enfants.
« Bon débarras », pensa Emilie qui n'avait jamais aimé ce médecin. Effectivement, ce dernier, à force de positivisme, avait fini par l'agacer. Certes, être pessimiste ne peut qu'aggraver une situation, mais au stade où elle en était, elle estimait qu'elle avait le droit ne pas constamment rayonner de bonheur.
Tout en maugréant contre le docteur Hope et son nom ridicule, elle se retourna et fit gonfler ses coussins afin de préparer la nuit à venir. Puis, elle modifia la position de son lit à l'aide d'une télécommande et s'allongea. Dans son malheur, la jeune fille avait la chance d'être de celles qui trouvent le sommeil sans grandes difficultés, en quelques minutes à peine. Elle n'avait ainsi passé que très peu de nuits à se retourner dans son lit, cherchant désespérément une position confortable. Cette nuit-là ne fit pas exception, si bien qu'en une dizaine de minutes à peine elle s'était assoupie.
De nouveau, elle se retrouva dans la forêt, vêtue de sa robe blanche, les pieds nus. Elle ne souffrait pas de ne pas porter de chaussures, d'abord car le sol était recouvert d'une fine couche de mousse, et en ensuite parce qu'elle se sentait emplie d'une immense sérénité, telle qu'elle ne l'avait jamais ressentie auparavant, pas même en rêves.
Elle marcha longtemps, tout du moins elle en eut l'impression. Les unités de temps sont trompeuses dans le monde des songes... En tout cas, elle marcha suffisamment loin que pour déboucher sur une clairière lumineuse et fleurie. Sophie l'attendait, un bouquets de marguerites à la main.
Emilie n'en fut pas surprise, elles avaient rendez-vous. Ou du moins c'était l'impression qu'elle avait à l'égard de cette étrangère qui lui semblait pourtant si familière.
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L'homme en gris
Fiksi Ilmiah"C'était logique, mathématique, cartésien. Mais la vie n'est pas logique. Dénuée de tout fil conducteur, la vie s'écoule, à l'aveuglette. La vie blesse, la vie donne, la vie trompe, vole, s'évapore, arrache et punit. La vie se joue de nous tous sans...