L'homme en gris

Chapitre 14

2004

Charlie, calé dans son rehausseur, regardait le paysage défiler à travers la vitre. Émilie, quant à elle, gigotait dans tous les sens, supportant difficilement l'enfermement. Son frère s'en aperçut assez rapidement et eut l'idée, pour calmer sa sœur, de lui proposer de jouer aux espions, comme ils en avaient l'habitude. Pour se faire comprendre et ne pas éveiller les soupçons de leurs parents, il mima un agent secret en pleine mission, un revolver à la main. La petite fille acquiesça, signe qu'elle avait compris. Ensemble, ils firent donc mine de s'endormir.

A l'avant du véhicule, Anna Yorkers jeta un œil à ses enfants endormis et se fit la réflexion qu'ils étaient probablement les bambins les plus adorables qu'elle aurait pu rêver d'avoir. En effet, Charlie était d'une maturité et d'un calme impressionnant pour son âge. Il arrivait même que certaines paroles de son fils l'effraient, tant elles étaient empreintes de sagesse. Emilie était plus agitée, mais son jumeau avait un véritable effet calmant sur elle.

— Tant mieux. Il nous reste une bonne heure de route avant d'arriver à la mer.

— Tu es sûr que c'est une bonne idée, cette journée? Le médecin a dit que Sophie devait s'économiser le plus possible. Elle est vite fatiguée en ce moment.

— Qu'elle se fatigue ou pas, tu sais comme moi qu'il ne lui reste plus beaucoup de temps. Autant qu'elle en profite, répliqua le père, un léger tremblement dans la voix.

Anna ne dit rien. Les mots de son mari l'avaient touchée en plein cœur. Ce genre de réflexions morbides étaient devenues monnaie courante de sa part aux cours des dernières semaines, et même si elle savait que malgré son calme apparent et sa réserve, il souffrait intérieurement, elle avait beaucoup de mal à supporter ces memento mori permanents.

Émilie frissonna. Elle savait qu'elle était malade, tout son corps le savait. Mais l'entendre dire par son père la terrifia. Elle entrouvrit les yeux, cherchant à croiser le regard rassurant de son frère.

Mais Charlie ne la regardait pas. Il tâtait sa ceinture de sécurité, les yeux toujours clos. Le clic indiquant qu'il était parvenu à se détacher survint un quart de seconde avant l'impact. La voiture fit plusieurs tonneaux et la petite fille perdit presque instantanément connaissance. Quant à son frère, il fut projeté contre le pare-brise à une vitesse hallucinante.

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Émilie reprit conscience dans une salle de réveil, entourée d'infirmières. Elle demanda à voir ses parents, mais elles lui répondirent qu'ils étaient occupés pour le moment. Elles sourirent de toutes leurs dents et lui dirent qu'elle avait eu de la chance. Un quart d'heure plus tard, la fillette apprendrait que son frère était décédé par sa faute, et elle repenserait à leur sourire. Leurs immondes et insolents sourires.

Anna et Henry la rejoignirent bientôt, accompagnés d'un médecin, Ryner. Leurs yeux étaient rouges et leurs membres tremblants. Ils se jetèrent littéralement à son cou, désespérés. Alors, ils lui expliquèrent, de la manière la plus simple et la plus honnête possible, compte tenu de l'âge de l'enfant.

Charlie était mort sur le coup. Son minuscule corps avait traversé le pare-brise, et son crâne s'était fracassé contre le béton. En détachant sa ceinture, il ne s'était pas laissé la moindre chance.

Son geste tournait en boucle dans la tête d'Émilie. Pourquoi ? Elle se souvenait parfaitement du regard qu'il lui avait lancé la seconde qui avait précédé l'impact. Un regard qui disait ne t'inquiète pas, tout ira bien pour moi. Comme s'il savait pertinemment ce qui était sur le point de se produire, et que telle était sa volonté. Mais cela ne tenait pas debout. Personne ne veut mourir à quatre ans. Emilie n'avait même jamais imaginé l'éventualité que quelqu'un puisse ne plus vouloir vivre, tant la vie lui semblait une évidence.