2014
Cette nuit-là, Sophie se coucha tôt, peu enthousiaste à l'idée de regarder Inspecteur Derrick pour la énième fois en compagnie de sa grand-mère. Anna avait fait de même, glissant au passage un sympathique « Fais-moi penser à lui acheter un lecteur de DVD portable pour sa cabane ».
Elle se retrouvait donc au lit à 21 heures à peine. Elle tuait le temps allongée dans ses coussins en dévorant un livre d'épouvantes lorsqu'elle entendit toquer à sa fenêtre. Plongée dans l'univers troublant propre à ce genre de lecture, elle frissonna. Elle hésitait à répondre lorsque le son se répéta. Prise de panique, elle bondit sur ses deux jambes et se précipita à la fenêtre, se retrouvant nez à nez avec Jenny, un sourire démoniaque aux lèvres.
— Qu'est-ce que tu fabriques ici ? Tu m'as fichu une trouille bleue !
— Ouvre-moi, plutôt que de crier !
Et tandis que Sophie s'exécutait, Jenny escalada la rambarde et atterrit sur le tapis rose bonbon de son amie d'enfance. Elle se leva, fit quelques étirements, puis s'installa confortablement dans le lit de son hôte, laquelle la regardait avec stupéfaction, la bouche entrouverte.
— Bon. J'ai compris que tu ne te souvenais pas de moi, tout ça tout ça. Mais c'est tellement dommage, si tu savais. On était les meilleures amies du monde !
— Tu es consciente qu'entrer par effraction chez des gens que tu as vaguement croisé quelques heures plus tôt c'est... bizarre ?
— Baisse d'un ton, ta mère va nous entendre. Et je ne suis pas entrée par effraction, puisque tu as eu la gentillesse de m'ouvrir ! chuchota-t-elle d'un ton enjoué.
Sophie, exaspérée, laissa tomber sa tête en arrière. Elle couvrit ses yeux de ses doigts et pressa le plus fort possible contre son crâne.
— Écoute... Je comprends que tu as vécu des choses difficiles... C'est sans doute pour ça que tu t'habilles avec ces haillons, mais... J'ai de si beaux souvenirs avec toi et Charlie, si tu savais...
— Charlie ?
— Ton frère.
A ces mots, Sophie se redressa instantanément. Elle lança à Jenny un regard effaré, que cette dernière interpréta à grand peine.
— Qu'est-ce qui t'arrive ? Tu as l'air bizarre.
En effet, Sophie n'avait aucune idée de ce dont il était question. Elle s'était toujours considérée comme enfant unique et n'avait jamais envisagé quoi que ce soit d'autre. L'idée qu'elle ait pu avoir un frère ne l'avait jamais effleurée, tout simplement car c'est le genre de choses qu'on sait, dont on est censés se souvenir. Or, elle avait toujours été seule avec sa mère et n'avait jamais imaginé pour elle d'autre schéma familial.
Mais Jenny avait dû se tromper. Peut-être la confondait-elle avec une autre voisine, qui devait ou avait dû habiter à quelques maisons de là. Cela expliquerait en outre bien des choses, car Sophie ne pouvait s'imaginer avoir été amie avec quelqu'un comme Jenny, qui était une jeune fille guillerette, pleine d'énergie et de joie de vivre. Tout le contraire de Sophie, qui fuyait l'espèce humaine comme la peste et s'appliquait chaque matin à se noircir les yeux pour se donner un air agressif et sauvage.
— Tu dois te tromper, je n'ai pas de frère.
— Heu... Je suis désolée, je n'aurais pas dû aborder le sujet. Je vois que c'est très délicat et...
— Il n'y a rien de délicat, je n'ai simplement pas de frère.
Les deux adolescentes se toisèrent quelques instants. Le regard perçant de Sophie finit par avoir raison de la détermination de Jenny, qui baissa les yeux.

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L'homme en gris
Ciencia Ficción"C'était logique, mathématique, cartésien. Mais la vie n'est pas logique. Dénuée de tout fil conducteur, la vie s'écoule, à l'aveuglette. La vie blesse, la vie donne, la vie trompe, vole, s'évapore, arrache et punit. La vie se joue de nous tous sans...