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La tête entre les mains, Sophie réfléchissait à l'histoire que venait de lui rapporter John Mac Queurty. Celle d'un homme ordinaire dont la vie avait basculé du jour au lendemain sans aucun signe avant-coureur. Elle avait repéré plusieurs similitudes entre leurs deux parcours, mais dans son cas, plusieurs éléments auraient dû lui mettre la puce à l'oreille. D'abord, cette fuite en arrière aussi soudaine qu'impromptue de la part de sa mère. Puis, ces souvenirs insoupçonnés qui étaient remontés à la surface. Et enfin cet homme étrange qui la suivait depuis quelques temps. Elle en était certaine, ces événements n'étaient pas survenus par hasard et constituaient des indices essentiels pour comprendre ce qui leur arrivait, à elle et à Mac Queurty.
Epuisé par son récit, le vieil homme se leva et prétexta un besoin urgent pour quitter le bunker. Sophie savait pertinemment qu'il cherchait plutôt à s'isoler après cette éprouvante conversation. De toute évidence, il avait besoin de se retrouver seul avec lui-même. Elle ne protesta pas, étant elle-même une personne très solitaire.
C'était la première fois que la jeune fille se retrouvait seule et parfaitement consciente dans ce bunker. Les jours qui avaient précédé, elle avait passé le plus clair de son temps à dormir ou à délirer, abrutie de médicaments par John.
Pressée de partir à la découverte de ce nouvel endroit, elle se leva et marcha jusqu'au garde-manger, où étaient suspendues plusieurs étagères recouvertes de conserves en tout genre. Sous ces yeux, s'étalait la vie à laquelle avait survécu Mac Queurty : des boites de haricots, deux pièces rudimentaires et du béton. Désespérée à l'idée de passer les prochaines années de sa vie enfermée dans cet endroit cauchemardesque, Sophie s'accroupit par terre et laissa aller son dos contre le ciment. La surface était rigide et froide, mais ce n'était pas désagréable vu la température ambiante. Il régnait en effet dans ce bunker une chaleur étouffante, de même qu'à l'extérieur, d'après les dires de Mac Queurty.
Et soudain, alors qu'elle se résolvait à rester confinée sous terre pour le restant de ces jours, elle discerna dans le plafond une trappe, ou du moins ce qui y ressemblait. Pressée de s'en assurer, elle courut chercher un tabouret dans la pièce principale. Essoufflée, elle s'accorda quelques instants pour reprendre son souffle, avant de poursuivre ses investigations. Agile comme un chat, elle escalada le trépied et souleva des deux mains le rectangle qui surplombait la pièce. Elle avait vu juste : c'était bien une trappe.
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Elle n'avait jamais été très musclée, et l'était encore moins depuis qu'elle vivait avec ce nouveau corps, aux muscles et aux poumons atrophiés. Non sans difficulté, elle parvint à se hisser en haut de l'ouverture.
C'était un long couloir, plongé dans le noir total. A tâtons, elle chercha les murs et repéra un muret, sur lequel était posé une boite d'allumettes et une torche. Elle n'était pas la première à s'aventurer jusqu'ici.
La souffle court, elle alluma la torche.
Les murs étaient gris, recouverts de béton, alors que les parois du bunker avaient été carrelées. Le plafond était assez bas, si bien que Sophie, qui peinait déjà à s'habituer à son mètre soixante-quinze récemment acquis, dut courber l'échine pour se frayer un chemin.
Elle marcha une heure dans l'obscurité, sans savoir où ce chemin la mènerait. Au fur et à mesure qu'elle avançait, la poussière faisait gonfler ses voies respiratoires, si bien qu'elle toussait de plus en plus. Cela dit, pour rien au monde elle n'aurait fait demi-tour. Déterminée à venir à bout de ce mystère, elle persévéra jusqu'à atteindre un carrefour. Se posa alors la fameuse question : à droite, à gauche, ou tout droit ? N'importe qui d'autre aurait alors considéré une quatrième éventualité, celle de rebrousser chemin. Mais comme dit plus haut, Sophie n'était pas n'importe qui.
Elle était gauchère. Elle prendrait donc à gauche. Un autre jour, du moins si elle s'en sortait vivante – car ses poumons étaient mis à rude épreuve – elle explorerait le côté droit.
Il lui fallut une heure de marche supplémentaire pour arriver à ce qui semblait bien malgré elle être sa destination. Elle suffoquait, crachait de la poussière, et sa bouche aride suppliait pour un peu d'eau fraîche lorsqu'elle arriva enfin face à une porte blindée, protégée par un code secret.
Décontenancée et éreintée, elle s'agenouilla, s'éraflant au passage ses genoux douloureux. Tout ça pour ça ! Elle avait marché deux heures durant, haletant et ahanant comme jamais, pour se retrouver face à une issue, un cul de sac, un mystère irrésolu parmi tant d'autres. A bout de force, elle éclata en sanglots, creusant des sillons à travers la crasse qui s'était déposée sur son visage pendant son périple. A présent, il ne lui restait plus qu'une chose à faire : rentrer bredouille. A la pensée du chemin qui lui restait à faire, ses sanglots reprirent de plus belle.
Mais elle n'était pas du genre à se lamenter. Oui, elle avait mal. Oui, elle était malade, dans une situation aussi inextricable qu'inexplicable, mais elle ne se laisserait pas faire. Elle ne se laisserait pas mourir de faim et de soif ici, dans ce couloir poussiéreux. Rassemblant tout son courage, elle se leva et reprit le chemin du bunker.
Elle n'avait pas fait trois pas qu'elle se retourna de nouveau. Elle ne pouvait pas renoncer sans même avoir essayé.
Elle essaya d'abord 1234. Un classique, mais il fallait le tenter. Puis, 4321. Non plus, mais elle ne s'en étonna pas outre mesure. Elle tenta quelques dates historiques, quelques combinaisons logiques de type 9182, 7364 et autres. Finalement, elle en vint à taper des chiffres au hasard, priant pour qu'il n'y ait pas un nombre limité d'essai. En désespoir de cause, elle composa sa date de naissance, et le mécanisme automatique de la porte se déclencha.
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Il n'y avait qu'une explication possible : la personne qui avait configuré ce code la connaissait. Mais comment pourrait-elle connaitre quelqu'un qui possédait un repère secret dissimulé dans un dédale de couloirs souterrains ?
Cependant, l'heure n'était pas aux questions. Il était temps de découvrir les secrets que recélaient ces murs. D'un geste timide, elle tourna la poignée et tira. La porte, bien entendu, était très lourde, si bien qu'elle absorba les dernières forces de Sophie.
Mais bien vite, la fatigue fit place à la stupéfaction.
Face à elle, une pièce remplie d'ordinateurs, de fils, de boutons lumineux, le tout disposé sur des étagères en métal. Elle songea qu'il était très curieux que l'architecte de ces lieux ait jugé raisonnable de ne pas installer l'électricité dans les couloirs, alors même qu'il disposait de ce genre de technologie.
D'un pas timide, elle s'avança à travers les différentes rangées, admirant les lumières bleutées qui clignotaient en cadence tout autour d'elle. Paradoxalement, ce lieu rempli de machines lui semblait féérique, et lui apportait même une certaine sérénité.
Emerveillée, elle prit le parti de continuer à avancer droit devant elle. Ces lieux étaient manifestement très bien entretenus, il fallait donc en déduire que Mac Queurty et elle n'étaient pas les seuls survivants. Peut-être même que le maître de ces lieux se trouvait à quelques mètres à peine.
La pièce des ordinateurs, rectangulaire, était prolongée par un arc de cercle, donnant ainsi à l'édifice la forme d'une église. Le tout était surmonté d'une petite estrade, sur laquelle était installé un large fauteuil en cuir noir. Face à ce fauteuil, étaient disposés trois écrans de télévision, éteints. Quant au sol, il était recouvert d'un carrelage noir effet vinyle.
— Il y a quelqu'un ? s'exclama la jeune fille.
Sans réponse, elle s'avança vers l'estrade. Et alors qu'elle s'interrogeait sur l'utilité d'un tel endroit, l'écran du centre s'alluma.

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L'homme en gris
Science Fiction"C'était logique, mathématique, cartésien. Mais la vie n'est pas logique. Dénuée de tout fil conducteur, la vie s'écoule, à l'aveuglette. La vie blesse, la vie donne, la vie trompe, vole, s'évapore, arrache et punit. La vie se joue de nous tous sans...