1. Surprise aux Tuileries

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Dimanche 20 janvier 1867

En ce début d'année 1867, alors que le soleil n'étreignait pas encore les vieilles pierres du palais des Tuileries, la signature décidée de l'empereur mordit enfin le papier jauni par les soupirs poussiéreux du tiroir. Alors Napoléon III versa trois grains de sable sur le décret et se tourna vers l'homme qui attendait patiemment à trois pas de lui.

— Eh bien, mon cher maréchal, vous voici désormais ministre de la Guerre.

— Et j'en remercie votre Altesse Impériale, répondit l'homme dédié aux combats avec une simplicité respectueuse.

— Pas d'étiquette entre nous Adolphe, répliqua l'empereur en s'étirant sans cérémonie. L'impératrice va bientôt se lever, ma journée va commencer. Le décret sera publié au Moniteur Universel de ce matin. Je vous verrai au Conseil des ministres en fin de matinée, après la messe.

Une espèce de salut bref pour le maréchal fidèle depuis le début, un pas en direction de l'épais rideau pourpre qui préservait son cabinet privé, et l'empereur se retourna, l'air sombre :

— Une assurance, Niel ; votre fils ne posera aucun problème... n'est-ce pas ?

Adolphe Niel s'assombrit imperceptiblement, et répondit du ton autoritaire des hommes habitués à être obéis :

— Il servira le Second Empire avec la même droiture que la mienne depuis seize ans, Votre Altesse.

Pourtant, lorsque le nouveau ministre de la Guerre sortit du bureau de Napoléon III, un épais voile obscurcit son regard bleu, et l'officier soupira ; aujourd'hui, l'empereur retirait à son fils son indulgence silencieuse.

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Trois mois plus tard, à la mi-avril, la citadelle tourangelle rayonnait. Baignée dans la pénombre du soir paisible, la ville avait ouvert ses portes au couple impérial venu visiter le maréchal commandant le 5e Corps d'Armée. Au pied de l'Hôtel du Grand Commandement illuminé pour l'occasion, plusieurs calèches s'arrêtèrent dans un grincement d'essieu, et mille couleurs s'échappèrent des voitures débarrassées avec peine de la boue du voyage. Seuls quelques favoris avaient été admis à faire partie du voyage, et cet honneur incommensurable avait été recherché avec frénésie au cœur des alcôves des Tuileries ces derniers jours. Dans le grand salon aux reflets mordorés, le maréchal Baraguey d'Hilliers s'inclinait avec respect pour écouter Napoléon III ; le petit prince de onze ans baillait à qui mieux mieux, tout en louchant avec envie sur les amuse-gueules qui passaient et repassaient devant lui, sans jamais s'arrêter. A trois pas de là, la foule d'invités s'étalait sur les trois salons, jusqu'à la salle de bal éclairée à l'électricité, où une trentaine de couples partageaient la musique le temps d'une étreinte parfois un peu trop audacieuse.

— Vous n'êtes pas mal logé, Baraguey, déclara l'empereur.

Eugénie jeta un coup d'œil aux portraits officiels offerts quelques mois plus tôt au maréchal. Franz-Xaver Winterhalter ne cessait d'accentuer son air mélancolique ; cela la mettait en valeur, répétait-il à chaque fois qu'il interceptait son froncement de sourcils. Et par-dessus tout, l'empereur raffolait de son côté romantique – il en était tombé amoureux dès le premier regard posé sur elle. Elle releva les yeux vers le neveu du grand Napoléon qui discutait d'un ton infiniment plus bas avec l'ancien gouverneur de Saint-Cyr. Il faisait partie des fidèles de la première heure, avait même participé au coup d'Etat de son mari, lors du 2 décembre 1851. Pourtant, une hostilité sourde couvait entre les deux proches de l'empereur ; Eugénie ne supportait pas l'arrogance fate du maréchal victorieux sur chaque champ de bataille qu'on lui confiait ; Baraguey d'Hilliers méprisait l'intelligence politique de cette impératrice trop fine à son goût. Napoléon III avait toute confiance en sa femme, et l'homme de guerre désapprouvait la part chaque jour plus grande qu'Eugénie de Montijo occupait dans les affaires de l'Empire. Aussi attendit-il que trois heures sonnent à l'église des Minimes pour adresser sa supplique à l'empereur. Louis-Napoléon Bonaparte fumait un cigare importé à grands frais de La Havane, et décryptait en silence la partie de billard féroce qui se disputait depuis une heure.

Dans l'ombre du Second EmpireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant