21.2. Et le maréchal s'éteignit - Hommage au serviteur

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Au bout de longues minutes, le cœur oppressé par la douleur le cisaillant à chaque minute, il se leva, s'approcha du lit froid. Son père dormait, paupières closes et cheveux coiffés différemment. Il ne ressemblait pas à celui qui l'avait tant protégé, chaque jour depuis la nuit du 26 février 1858. Il donnait l'étrange impression amère d'être quelqu'un d'autre, un inconnu qui aurait mal revêtu les traits de l'être cher. Sans un mot, très doucement, il se pencha, effleura le doux front froid de ses lèvres rougies par la peine. La parole était plus inutile que jamais.


Les funérailles d'Adolphe Niel, maréchal de France et ministre de la Guerre, furent splendides. Le 17 août 1869, en face du parc Sainte-Clotilde, les portes du ministère de la Guerre, au huit rue Saint-Dominique, s'ouvrirent avec lenteur pour laisser passer le convoi funèbre. Le grincement du bois accompagna la dépouille sur les pavés disparates ; de part et d'autre de la procession, le peuple de Paris, silencieux, regardait les tentures moirées avec gravité. Les trottoirs débordaient sous le nombre de badauds venus observer le cortège luxueux, et pourtant paré d'une étrange auréole de sobriété. Le clapotement des sabots qui martèlent le grès de Fontainebleau et rythment l'avancée hiératique ; le hennissement de montures impatientes sous le regard intrusif de la foule ; le claquement des volets au-dessus des têtes pour capturer de loin une seconde fugitive ; le remuement accolé à l'attroupement curieux entoura la colonne, qui remonta la rue jusqu'à ce que l'esplanade des Invalides éclatât. Les cavaliers s'engagèrent dans l'avenue à l'herbe brûlée par le soleil. Deux colonnes de fantassins immobiles séparaient le cortège des curieux endimanchés pour l'occasion. Sur les parterres, envahis par toutes les classes sociales de Paris, l'on chuchota, debout sur la pointe des pieds, impressionné malgré tout par la taille du corbillard enrubanné de draperies plus sombres qu'une tempête bretonne. Très vite, aux beaux costumes des premiers arrondissements se mêlèrent les blouses et vestes salies par le charbon, les casquettes mitées et les chaussures trouées. La ribambelle d'ouvriers massés à une vingtaine de pas ne fit pas un geste, et nul ne se découvrit. Là, on ne bougeait pas, serré les uns contre les autres, agglutinés le plus près possible pour voir et apercevoir un détail plus intéressant que les autres. Au milieu du groupe, le regard noir levé vers la voiture péniblement tirée par six chevaux harnachés de neuf, conduits par six bonhommes très sûrs de leurs mains, Aaron resta immobile. Le convoi passa à cinq mètres de lui sans qu'un muscle de ce visage livide ne tressaillît. Mais au fond de cette prunelle éteinte par la douleur, une étincelle de rage jaillit. Le corbillard passait déjà devant lui, indifférent à la souffrance sourde. La haie d'honneur rendit les hommages au maréchal endormi dans l'éternité, et la flopée de promeneurs suivit du regard la lente avancée vers la cathédrale Saint-Louis des Invalides. 

L'empereur y méditait, à l'abri dans la chapelle militaire. Avertis au dernier moment, sa femme et son fils n'avaient pu rejoindre Paris à temps ; ainsi Clémence Niel demeurait seule, sur le premier banc de la colonne de gauche, droite comme un i. A ses côtés, sa fille ne bougeait pas, les yeux rivés sur l'autel aux couleurs passementées de circonstances. Mais Napoléon III fronça les sourcils. Aaron Niel n'était pas là, et un bref coup d'œil derrière lui le convainquit de son absence. Il s'agita, fit signe au colonel Verly d'un doigt agacé. Au pied de l'autel somptueux, monseigneur Georges Darboy, archevêque de Paris, répétait à mi-voix son sermon, yeux à moitié fermés, lèvres agitées et menton tremblotant ; le noir le rendait plus mince qu'il ne l'était réellement. Dehors, la foule faisait de plus en plus de bruit, au fur et à mesure que le cortège s'avançait vers les grilles dorées des Invalides. L'on ouvrit les portes, et l'écho fit résonner le brouhaha populaire ; le bruit des sabots battant la cour pavée, celui des sabres des cavaliers s'abattant sur la croupe des étalons furent plus forts, plus oppressants aussi. Napoléon III se retourna une seconde fois. Du corbillard descendait Léopold Niel, fier et muet, donnant d'un signe de tête les ordres pour la suite de la cérémonie. Il se glissa sous le cercueil de chêne, reçut le poids sur son épaule frémissante, sans broncher, et l'orgue entama sa sarabande sinistre qui étouffe le cœur. Était-ce du Bach ? se demanda-t-il une seconde, tandis que tous les regards se tournaient vers lui. Oui, son père avait toujours aimé cet air envoûtant. Sa femme ne l'avait pas oublié. Une brève œillade sur sa gauche le convainquit de ce qu'il avait cru voir. Anne Baraguey d'Hilliers était présente, toute de gris vêtue, sublime de retenue et de modestie. Elle était entourée de ses amis, tous graves et l'air compatissant. Trois rangées avant eux, le maréchal Baraguey d'Hilliers était là, la main accrochée au banc pour se passer d'une canne de vieillard qu'il avait toujours refusée. Ses traits étaient tordus par le chagrin, et sa moustache rebiquait étrangement, comme tentant de ne pas ployer sous le fardeau de la solitude. Il avait le même regard que sa fille. Elle, les mains nouées autour de son missel, ne quittait pas la procession des yeux, concentrée et émue. Une bouffée de chaleur et de regret l'envahit, et il déposa le cercueil au pied du chœur avec soin. Jamais la symbolique de ce geste humain ne l'avait frappé aussi fort. Puis, sans d'autre bruit que celui de ses talons frappant le marbre rose, il se glissa entre les bancs de cerisier astiqué avec soin, et s'assit à côté de sa mère, devant elle. Anne ne marqua aucune surprise, baissa le regard et marmonna les répons avec ferveur. Lui contempla le cercueil, plongé dans une sorte de torpeur hébétée que son éducation militaire dissimulait. Cet après-midi, tout s'écroulait sur les notes terribles du Dies irae.

Dans l'ombre du Second EmpireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant