Les beaux jours prirent leurs quartiers aux Tuileries pour de bon et les jardins furent plus splendides que jamais. L'impératrice avait un goût très sûr, et les jardiniers triés sur le volet barbouillèrent le parc de couleurs plus vives les unes que les autres. Dans la bibliothèque du palais, Anne lisait un énorme manuscrit du siècle passé, le menton au creux de la paume. Ses yeux couraient d'un coin à l'autre de la page sans jamais se lasser. Elle semblait réellement absorbée par sa lecture. Aaron bâilla puis se redressa dans son fauteuil et marmonna :
— Que fais-je ici, rappelez-le-moi.
— Vous attendez Albéric pour une partie de patience, répondit Anne d'un ton distrait.
— Ah.
Albéric de Bellegarde était le pendant masculin de sa femme, c'est-à-dire un éternel retardataire. Son sourire charmant n'excusait pas l'heure d'attente, mais le jeune homme promettait chaque fois le meilleur pour la prochaine réunion. On le croyait d'une fois sur l'autre. Anne releva les yeux et observa un court instant l'anarchiste ; il était toujours aussi bien habillé, vêtu avec élégance à la dernière mode. Mais il se tenait plus droit, et avait ce port de tête que marquent les âmes fières. Ainsi, il ressemblait à un jeune aristocrate de la Cour, au point que l'on aurait pu le confondre avec un cent-garde au repos, ou bien un jeune banquier héritier de son père. Il passait également de plus en plus de temps aux Tuileries, et ne s'éclipsait que rarement pour aller elle ne savait où. Elle baissa les yeux et masqua un sourire réjoui. Peut-être ses prières avaient-elles été entendues ; peut-être commençait-il à prendre conscience du danger de ses idées révolutionnaires. En attendant, l'objet de son étude s'étira sans façon puis grommela une autre récrimination à propos de la jeunesse dorée des Tuileries.
— Je ne sais pas ce que je fais là, grogna-t-il de plus belle. Le palais pue l'odeur des complots.
— Vous avez promis d'être mon cavalier au bal de ce soir.
— Pardon ? sursauta-t-il. Je ne peux pas, je ne suis pas là.
— Comment ? Où allez-vous ?
— Cela ne vous regarde pas.
Le ton brusquement méfiant et un brin acerbe éveilla son attention, et elle redressa la tête. A coup sûr, le jeune homme allait à Montmartre. Mais elle ne dit rien et attendit le soir avec patience. Là, elle prétexta un mal de tête, se réfugia dans sa chambre et en ressortit méconnaissable. Héloïse l'avait aidée à nettoyer ces vêtements reprisés en toute discrétion, et elle s'en félicitait. Descendre discrètement les escaliers jusqu'au péristyle marbré de couleurs froides fut un jeu d'enfant et elle attendit d'apercevoir la tignasse sombre d'Aaron.
Il ne traîna pas, et apparut tout-à-coup. Enveloppé d'un manteau sombre qui contrastait avec les températures clémentes, il jeta des regards nerveux à droite et gauche puis marcha vers les grandes portes qui donnaient sur le jardin. Elle pencha la tête de derrière la colonne blanchâtre qui la dissimulait gentiment, et sourit :
— Bonsoir, monsieur le comploteur.
Il sursauta, réprima un juron en reconnaissant la frimousse et lui jeta un regard furieux avant de repartir. Mais, pas découragée pour un sou, elle lui emboîta le pas et reçut un nouveau coup d'œil courroucé.
— Que faites-vous ?
— Je vous accompagne.
— Je ne crois pas, merci.
— Mais si. J'ai toujours rêvé de me promener dans Paris au clair de lune.
— Trouvez-vous un prétendant, il servira de chaperon à vos caprices.
![](https://img.wattpad.com/cover/122164891-288-k533845.jpg)
VOUS LISEZ
Dans l'ombre du Second Empire
Ficción histórica1867. Le Second Empire vit ses derniers instants. Depuis l'exil de sa famille en Angleterre, Aaron s'est juré de rendre à la France sa liberté perdue. Napoléon III mourra de sa main, il se l'est juré. Mais le farouche républicain ne pensait pas tom...