Enfin elle réalisait, dans la souffrance tranchante de la vérité des événements, les pauvres sentiments pleins de candeur naïve qui avaient fleuri sans bruit.
Mai 1868
Il faut bien du courage pour vivre avec des élans de l'âme qui n'ont pas le droit d'exister – et se moquent éperdument de leur bien-fondé. Le printemps qui s'installa cette année de 1868 finit d'éveiller pour de bon les cœurs juvéniles et bouillonnants des Tuileries. Appolonie-Valonette s'empêtra plus que jamais dans ses préparatifs conjugaux, et Georges-Aymé évita avec soin toute tentative de discussion avec sa fiancée transformée en bourrasque. Au milieu de cet échauffement général, Anne demeura la plus calme ; Léopold Niel avait disparu, plongé dans ses révisions de dernière minute pour rassurer ses doutes ; Aaron n'était jamais bien loin, et demeurait pourtant distant de tout, en particulier d'elle ; Héloïse accoucha.
Ce fut l'après-midi du dix mai. Anne resta devant la porte fermée, et attendit patiemment que la sage-femme mandée par madame de Bellegarde finisse son travail. Puis, vers quatorze heures, la matrone, une femme aux cheveux gris mais au regard pétillant – comme si toutes les sages-femmes devaient avoir plus de cinquante ans pour aider la vie à venir au monde – apparut ; sans un mot, mais avec un sourire radieux, elle hocha la tête et laissa Anne entrer dans la chambre. Héloïse était là, pâle et échevelée au milieu de ses draps ; et si l'accouchement s'était avéré douloureux, elle n'en laissa rien paraître. Le bébé était né presque un mois trop tôt, et avait causé bien des frayeurs. Mais tout était allé pour le mieux, glissa la matrone avant de refermer la porte. Anne s'approcha et aperçut une petite frimousse fripée blottie contre sa mère.
— Bonjour, vous, gazouilla-t-elle aussitôt en se penchant.
Elle gâtifiait avec ravissement, comme si une règle millénaire régissait les femmes devant les nouveau-nés. Héloïse laissa faire, amusée de l'amour qui inondait les beaux yeux bleus de sa meilleure amie. Puis, devant la supplique muette, elle tendit le bébé, et Anne le reçut, chamboulée par le petit cœur qui battait à toute allure près du sien. Les yeux plissés étaient rougis par l'effort de la naissance, et la bouche avait une moue boudeuse ; mais à ses yeux innocents et plein d'amour maternel ingénu, il fut le plus beau bébé du monde.
— Comment l'appellerez-vous ? demanda finalement la demoiselle d'honneur en s'asseyant sans façon sur le lit.
— Charles, comme son grand-père.
— Albéric l'a-t-il vu ?
— Non, son capitaine le retient pour des exercices à la noix, au Champ-de-Mars. Oh, pourriez-vous aller le chercher, s'il vous plaît ? Je voudrais tant qu'il le voie avant le reste de sa famille.
Elle aurait bien tout donné pour garder encore un peu le poupon dans ses bras ; la sage-femme l'avait lavé avec soin et ainsi, enveloppé dans des draps fins et dentelés, il ressemblait à un petit Jésus des crèches. Mais elle renonça à ce privilège et, redéposant l'enfant dans les bras de sa mère, elle courut chercher le père. Avant le départ estival pour Biarritz, la princesse d'Essling avait gracieusement accordé une petite chambre au couple, et Anne songea avec amusement que l'aile résonnerait désormais de hurlements de bébé affamé. Elle dévala l'escalier en toute hâte, s'attira un coup d'œil irrité du grand-chancelier de l'empereur, et bondit vers le péristyle ; devant le minois de ce fils de l'Empire, ses soucis et ses chagrins s'étaient évanouis.
— Anne, résonna la voix sèche et râpeuse du maréchal Baraguey d'Hilliers.
Elle perdit l'équilibre sous la surprise, vacilla et trébucha aux pieds de son père. Autour d'elle, un ou deux courtisans se tournèrent vers eux, mais la présence du maréchal empêcha la moindre intervention, et chacun retourna à sa discussion. Anne leva un regard craintif vers lui : son visage était contracté par l'agacement, et sa moustache courte et ronde frémissait, signe de mécontentement profond qui se reflétait dans ses yeux froids. Elle se redressa tant bien que mal et balbutia, contrite :
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Dans l'ombre du Second Empire
Historical Fiction1867. Le Second Empire vit ses derniers instants. Depuis l'exil de sa famille en Angleterre, Aaron s'est juré de rendre à la France sa liberté perdue. Napoléon III mourra de sa main, il se l'est juré. Mais le farouche républicain ne pensait pas tom...