11.3. Noël aux Tuileries - suite

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Les traits tirés d'Anne passèrent inaperçus au milieu de la Cour exténuée des excès de la veille. Bien plus, on la laissa en paix toute la matinée et, à l'abri dans le salon de Stuc, elle put avancer sa broderie à coups de gestes sec peu féminins. Héloïse rendait visite à une vieille tante qui n'avait pas été invitée au mariage, et Albéric l'accompagnait pour encaisser les récriminations acariâtres.

— Anne, appela la baronne de Malaret, charmante dans sa robe rose à dentelle blanche, mais les traits tirés par l'inquiétude. Puis-je vous demander un service ?

— Bien sûr, madame. Que puis-je faire ?

— Ma mère habite seule chez elle, rue des Capucines. J'ai promis de passer la voir aujourd'hui, mais l'impératrice m'a demandé de l'accompagner dans sa promenade cet après-midi. Pourriez-vous me remplacer ?

Anne n'avait jamais su dire non à qui que ce soit. Aussi accepta-t-elle, émue du sort de la mère et de la fille, un brin satisfaite d'échapper au triste cortège de ses pensées moroses, ne fût-ce qu'un temps. Bien que la baronne eût quitté le service de l'impératrice plusieurs années auparavant, elle restait à la Cour, dévouée envers la famille impériale et profondément aimée d'Eugénie. Vers quinze heures, Anne sonna à la porte imposante nettoyée le matin même. Le concierge était averti de son arrivée impromptue, et ne fit aucun de ces commentaires désobligeants qui sont le lot des gardiens parisiens. Alors elle s'avança dans le hall, intimidée par la beauté des lieux, et monta l'escalier à pas lents. Au-delà de la rampe au bois doré et froid, par-dessus les marches silencieuses enfouies sous le tapis de Perse, le portrait de deux petites filles modèles lui faisait face. Elles souriaient dans leurs robes immaculées, et les deux chapeaux de paille protégeaient les chères petites têtes blondes des assauts du soleil peint. Elle sourit de l'air ingénu de la plus jeune, du regard doux et bon de l'aînée.

— Nathalie ? Nathalie, est-ce toi ? résonna soudain une voix vieillie par le chagrin et rendue rauque par les souffrances.

Anne sursauta et se tourna vers la porte de la chambre. Elle était entrouverte, et elle trouva l'audace de franchir le seuil d'un pas léger.

— Madame la comtesse ? Votre fille m'envoie vous porter des marrons glacés et des pâtes de fruit...

Elle osa faire un pas de plus et aperçut enfin une vieille dame recroquevillée dans un fauteuil à bascule en bois patiné. Sous la couverture de laine, un pauvre corps usé par l'adversité de la vie de femme était blotti, comme pour accrocher chaque rayon du soleil timide qui transperçait la fenêtre. Dès que la voix jeune frappa la chambre, la comtesse se redressa bien péniblement, et murmura d'un ton tremblotant :

— Clémence... Clémence, tu es revenue ?

Anne fronça les sourcils, désarçonnée. Mais la comtesse de Ségur tendit les mains vers elle et répéta :

— Clémence ? Ma filleule ?

Le panier d'Anne tomba à terre, les gâteries roulèrent jusque sous les meubles, et elle contempla la vieille femme avec stupéfaction. Quoi qu'elle fasse, quoi qu'elle tente, ce prénom se rappelait donc à elle de toutes ses forces. Elle se rapprocha peu à peu, incertaine du tournant que cette journée s'apprêtait à prendre. Alors la comtesse de Ségur plongea son regard dans les yeux qui ressemblaient si fort à ceux du bébé qu'elle avait juré de protéger, et murmura :

— Tu es la fille de Clémence de Quatrebarbes. Je te connais.

Anne fondit en larmes, tomba au pied de la comtesse et attrapa la main ridée. Ses larmes se déposèrent sur la peau ; enfin, on la reconnaissait, et on lui accordait une filiation pour elle, et rien que pour elle, sans avantage à en tirer, ni intérêt caché. Sophie de Ségur, née Rostopchine, posa une main sur les cheveux sagement frisottés en boucles anglaise, contempla le beau visage qui se levait vers elle et murmura :

Dans l'ombre du Second EmpireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant