16.4. L'ombre paternelle - Ou comment Gus séduisit Mariette

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Fin juin 1868

La langue moqueuse des filles est aiguisée comme le fil du rasoir invisible qui tranche le poil que l'œil ne peut voir. 
Shakespeare, Peines d'Amour perdues


— Gus, faut que je te demande un truc.

— En plus de me tirer du lit aux aurores, de me faire payer deux courses et de trimbaler un macchabée rébarbatif, y a même pas une semaine ?

Aaron ne releva pas la pique et leva les yeux vers la butte Montmartre, vide et nue. Depuis la démolition de l'abbaye des religieuses, qui dominait auparavant les maisons regroupées autour de la colline, la motte paraissait chauve et triste. Avant, il en aurait ri. Sa mansarde rue des Trois-Frères, au sommet d'un empilement de logis vermoulu, offrait une vue incomparable. Le petit square au pied de la butte n'était qu'à cinq minutes à pied. Au-delà, c'était des entassements et des entassements de maisons plus ou moins mal construites pour accueillir les ouvriers de ce siècle enfumé et puant. Les machines industrielles étaient friandes de sueur humaine.

— Retourne dans les prisons du Nabot, tu réfléchiras à la gratitude en amitié.

— L'absence te va pas.

— L'absence, quelle absence ? Qu'est-ce que tu racontes ?

Les mots, avec Gustave, venaient toujours aisément. Il n'y avait pas besoin de brider la syntaxe, ni de respecter la grammaire. Il maltraitait les mots avec la joie de l'enfant qui brise les règles édictées. L'argot était une passion secrète chez lui.

— Eh bien ? Ton chou.

— Pour la dernière fois, ce n'est pas mon chou, grommela Aaron.

Il s'agita, et un peu de sang frais tacha de suite le bandage propre. Gustave grogna. Le pharmacien, revenu deux fois sans qu'on l'invitât jamais, avait bien précisé qu'il fallait du repos. Pas d'agitation, pas de dispute, tels étaient ses maîtres-mots marmonnés sur un ton bourru. Il vérifia que la bande de tissu n'avait pas bougé et se rassit.

— Ça, je l'sais bien. C'est tout le drame.

— Gus, va te faire...

— Ce que je veux dire, c'est que ça n'a pas toujours été ton chou. Et cette histoire, certains l'ont racontée à ta demoiselle.

— Hein ?

Son cœur s'emballa, et provoqua un spasme douloureux dans sa poitrine. Cela faisait bien deux semaines qu'il n'avait plus revu Anne. Dès le lendemain, il avait fait chercher Gustave pour lui donner ses indications. Ils étaient partis dix minutes après son arrivée, le temps d'emprunter des vêtements propres au pharmacien et de de héler un fiacre. Aaron avait remercié l'homme du bout des lèvres, pressé de partir – Anne ne devait pas le trouver ici. A sa place, sur la table, était resté une liasse de papiers. Le jeune homme n'oubliait jamais les faveurs faites à son égard. Depuis, il se terrait dans son nid, peu désireux de croiser qui que ce soit dans cet état. Anne était venue deux fois à l'officine, lui avait confié le pharmacien en aparté, profitant d'une distraction de Gus. Elle était repartie en pleurs à chaque fois. Aaron n'en avait pas dormi.

— Tu vois Jules et Léon ?

— Les cheminots ?

— Ils ont raconté ta petite aventure avec Louise à ton chou.

— Ce... quand ?

— Sa dernière venue.

Il comprit mieux ses ruades et cet air pathétique sur son joli minois. Puis il fronça les sourcils. Non, à vrai dire, il ne comprenait rien du tout. L'abîme dans sa poitrine se creusa d'un coup et il frotta son torse avec embarras. Ce fossé était apparu deux jours après avoir cessé de délirer, lorsque la fièvre était tombée et qu'il avait repris conscience. Jusqu'à ce soir, il avait refusé de s'étendre là-dessus.

Dans l'ombre du Second EmpireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant