1er février 1868La berline bondissait sur le chemin cahoteux qui menait au petit village de Saint-Jean-de-Bassel. Appuyée contre la fenêtre glaciale, Anne somnolait tant bien que mal. A ses côtés, Aaron observait le paysage d'un air absent, perdu dans ses pensées. Ils étaient partis du palais la veille en toute discrétion, dans l'après-midi. Peu de courtisans étaient revenus de Tours, l'impératrice n'avait renvoyé qu'Anne afin de la laisser tranquille. Ils en avaient profité. Pour le voyage, Aaron avait emprunté une des voitures de voyage de son père, et Anne se demandait encore si le maréchal Niel était au courant. Mais très vite, terrassée par l'émotion et la fatigue, elle avait renoncé à poser plus de questions. Aaron était resté plus muet qu'une tombe. Il avait refusé de prendre le train, par souci de discrétion. La même volonté l'avait conduit à empêcher tout arrêt pour la nuit ; le cocher avait disposé de trente minutes, pas plus, pour changer les chevaux à Châlons-en-Champagne. Anne n'avait pas osé protester, et s'était terrée dans son coin, incapable de se détendre. Mais Aaron n'avait pas bougé d'un iota, et avait gardé les yeux fermés du début à la fin. Puis, aux environs de Dieuze, il s'était réveillé.
— Anne, murmura-t-il en la secouant légèrement. Anne, nous sommes arrivés.
Elle se redressa ; sentit, mortifiée, le petit filet de bave au coin de sa bouche et passa une main rapide sur le visage. Mais Aaron ne dit rien ; l'on aurait presque pu le voir vibrer tant il était concentré.
— Êtes-vous prête ? demanda-t-il en la regardant enfin droit dans les yeux.
Elle hocha la tête, la gorge nouée. Au-dehors, le village était éveillé, il devait être midi. Le marché animé était protégé par une espèce d'arche de pierre grises ; les nuages obscurcissaient le ciel, mais l'ambiance était bon enfant. Selon toute apparence, le marchand de soupe faisait fortune. Elle descendit de la berline noire boueuse et évita de justesse une flaque d'eau brunâtre. Le bras d'Aaron soutint son pas hésitant et elle s'appuya de toutes ses forces chancelantes à cet appui ferme comme un roc. Il était aussi grave que la statue du Commandeur, et son regard fouilla la place du village. Avec un coup d'œil un brin envieux, elle nota qu'il présentait bien. Il semblait à peine ébouriffé par le voyage, tandis qu'elle se sentait plus crasseuse que le mendiant qui rôdait autour des Tuileries. Elle se recoiffa d'une main maladroite et nerveuse, puis suivit la marche énergique du jeune homme. Ils ne dirent pas un mot – l'enjeu était trop important. Mais ils marchèrent du même pas vers la porte de bois, et Aaron enjamba d'un geste le petit escalier qui séparait le monde des hommes de celui de Dieu. Puis il frappa du poing. Le coup résonna longuement, et Anne guetta chaque bruit, anxieuse, tendue à l'extrême. D'abord, elle n'entendit rien. Puis un petit trottinement lui fit dresser l'oreille et elle se tint plus droite que jamais. Dans sa poitrine, son cœur tambourinait, et le léger grincement de la porte manqua la faire sursauter. Le minois d'une petite religieuse apparut dans l'entrebâillement, et un sourire frais illumina le visage consacré.
— Que puis-je pour vous ?
— Nous venons... nous venons voir...
Elle se tut, incapable de prononcer plus de trois mots à voix haute. Le regard de la sœur tourière alla de l'un à l'autre, visiblement perdu. Aaron prit les devants et déclara d'une voix froide :
— Nous voudrions voir la mère supérieure.
La religieuse laissa échapper un petit oh de soulagement et repartit dans l'ombre du couvent. Aaron bloqua la porte qui se refermait derrière elle et entra avec autorité. Puis il se retourna, soupira en voyant Anne qui demeurait pétrifiée sur le pas de la porte et l'attira à lui.
— Anne, vous n'allez pas rester à l'écart quand il s'agit de votre mère et de votre frère. Venez.
— Mais je ne sais pas si...
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Dans l'ombre du Second Empire
Historical Fiction1867. Le Second Empire vit ses derniers instants. Depuis l'exil de sa famille en Angleterre, Aaron s'est juré de rendre à la France sa liberté perdue. Napoléon III mourra de sa main, il se l'est juré. Mais le farouche républicain ne pensait pas tom...