18.2. Le Secret du Louvre

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Je publie aujourd'hui : je ne suis pas sûre de pouvoir le faire demain. Très bonne lecture, et profitez bien... ;)


18 décembre 1868

Anne remit ses affaires en ordre avec tant de sérieux qu'Aaron se redressa sur son lit, alarmé. Dans la chambre voisine, elle faisait un boucan de tous les diables, jura-t-il, de mauvaise humeur comme à chaque fois qu'il se réveillait. Mais il bondit du lit, se fit tout petit derrière sa porte entrebâillée, et attendit qu'elle sortît de ses appartements. Dans le couloir nettoyé le matin même, elle nouait son foulard fleurdelysé en chantonnant, ajustait la longue cape qu'Héloïse et Albéric lui avaient offerte, et partait, gants en peau de chèvre à la main. Il fronça les sourcils. Ce n'était pas normal. Et, obéissant à son esprit paranoïaque, son cœur s'affola. Partait-elle retrouver un amant ? paniqua-t-il, le souffle court. Il secoua la tête, tenta de se raisonner. Rien n'y fit. La peur le prit, il attrapa à son tour son épais caban qui l'accompagnait dans ses pérégrinations parisiennes, et se faufila à sa suite. Cela faisait deux mois qu'il l'évitait avec soin, incertain et paralysé par l'appréhension. Le maréchal Niel ne lui parlait plus d'Anne, et lui ne parlait plus à son père pour éviter toute remontrance sur sa façon de vivre. Il ne vivait plus qu'à la suite de la demoiselle d'honneur, tout en s'esquivant avec soin dès qu'elle faisait mine de le chercher des yeux. Elle, loin des affres de la jalousie, descendait l'escalier à toute allure, jetait un œil à droite, puis à gauche, et s'engouffrait dans la cour du Carrousel qui menait à la place de la Concorde. Elle traversa sans se soucier des rugissements des cochers indignés, manqua se jeter sous les roues d'un fiacre virulent, et se glissa sur le trottoir opposé. Une ombre l'attendait près de l'obélisque, et Aaron se figea. Sous le capuchon élégant, c'était Léopold qui se tournait vers elle pour l'accueillir. Il gronda, fit un pas pour séparer les deux silhouettes, et l'insulte grossière que lui lança un cocher le fit tressaillir. Emporté par son élan, il avait failli se faire écraser ; la circulation sur la place était celle de l'enfer déchaîné. Mais, déjà loin de l'incident, il plissa les yeux pour retrouver Anne. Elle suivait l'inconnu docilement, et ses lèvres remuaient avec leur vivacité habituelle. Les rues défilèrent ; rue de Rivoli, Saint-Honoré, Jean-Jacques Rousseau, du Louvre, Coquillière puis Rambuteau. Aaron ricana pour ne pas éructer ; le meneur connaissait Paris comme sa poche, et n'hésitait jamais au moment de tourner. Anne le suivait, un peu moins à l'aise, mais obéissante. Lui enrageait. Puis, la lueur d'un lampadaire chuintant oublié de tous jeta un rayon abrupt sur le visage assombri tourné vers Anne ; le temps d'un éclair déjà évanoui, les traits fins de l'impératrice apparurent. Aaron trébucha, s'accroupit derrière un muret le temps que les soupçons s'apaisent, puis esquissa un sourire, mi-apaisé mi-railleur. Ce n'était donc que l'impératrice, qui courait les rues de la Capitale en compagnie de sa demoiselle d'honneur. Un instant, il prit les paris ; rejoignait-elle Costantino Nigra, ce chevalier blond, de haute taille, doté d'un joli sourire et de yeux bleus à l'expression séraphique qui rendait les femmes folles ? Était-ce pour oublier des Varannes, ce capitaine de vaisseau qui avait eu le malheur de s'éprendre de l'impératrice quelques mois plus tôt, et avait été envoyé aux Antilles pour y mourir de la fièvre jaune ? Ou bien partait-elle retrouver le prince de Metternich, ou le comte de Goltz, ministre de Prusse ? Ou encore Louis de Bavière, jeune roi exalté et fou d'amour pour la plus belle femme d'Europe ? Il secoua la tête, amusé. L'impératrice traînait foule de cœurs, sans jamais assassiner l'honneur farouchement protégé par sa vertu ; pendant ce temps, l'empereur courait les jupons, fou de désir pour ces replis féminins. Mais Aaron était tranquille ; si Anne était dans la confidence, il n'y avait aucune affaire qui compromît la pudeur.

Déjà, à l'angle de la halle aux blés et des bistrots bourgeois, l'église Saint-Eustache jetait son ombre menaçante sur les pavés inégaux. La statue de la Vierge à l'enfant de l'un des petits parvis, blancheur au milieu des pierres grises, peinait à apporter une touche de paix aux murs inquiétants. Anne suivit l'ombre jusqu'au grand parvis et se glissa derrière la porte au bois vermoulu invisible dans la nuit épaisse que trouaient quelques ronds de lumière. Au pied de l'église, une masse grouillante de pauvres rôdait, jetant des regards haineux aux riches bourgeois rentrant d'une nuit de plaisirs. La gorge d'Aaron se serra. Il lui semblait revoir la frimousse livide de Joseph, gamin des rues de Montmartre, qu'il appelait Maximilien par dérision. Ce soir, il songeait à l'immense pauvreté qui parcourait les rues parisiennes ; non, Anne avait tort. Les souverains couraient les Expositions Universelles et les galeries, allaient de palais en palais sans souci de la misère humaine qui agonisait à ses pieds, véritable mouroir du peuple de France.

Dans l'ombre du Second EmpireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant