Anne resta figée sur place, sans savoir que dire, que faire. Dénoncer Aaron était inenvisageable. Elle devrait faire taire sa conscience encore quelques semaines.
L'ambiance festive du palais des Tuileries l'aida à oublier ce problème d'honnêteté. Après le coup de folie de l'incendie du Sénat, la Cour avait retrouvé son calme, et les réjouissances avaient repris. Napoléon III avait aidé son fils à construire l'immense réseau de chemin de fer dans toute sa chambre ; depuis, les murs gardaient par-devers eux les cris et rires amusés du père et du fils. Le cadeau de Noël du maréchal Niel avait été un succès.
— Qui allez-vous embrasser ce soir, Anne ? demanda tout-à-coup Héloïse.
— Je n'ai ni père, ni frère, ni fiancé. Personne, donc.
— Et pourquoi pas Aaron Niel ? répliqua Héloïse avec un sourire complice.
— Parce qu'il n'est ni mon frère ni mon fiancé, et que c'est un rustre.
— Encore ? Qu'a-t-il donc fait aujourd'hui ?
— Aujourd'hui, je ne sais pas. Mais il y a trois ou quatre jours, il fut grossier.
— Peut-être le fait-il pour attirer votre attention, répondit la jeune femme en tournant les pages de son roman, un air négligent accroché au visage.
En son for intérieur, Anne décréta qu'elle n'avait rien entendu de plus stupide ; mais, prudente, consciente surtout de son ignorance des arcanes du badinage, elle garda son opinion par-devers elle, et continua à regarder les rideaux d'un air absent.
— Où est Albéric ?
— Au poste des cent-gardes, à prendre ses ordres pour la nuit. Mais il m'a promis de me retrouver pour le baiser sous le gui, à minuit précise.
Et elle rosit de bonheur.
— Anne ! Anne !
— Seigneur, voici le prince impérial, marmonna la demoiselle d'honneur.
Et elle s'empressa de se tenir droite. Le petit garçon n'aimait rien tant que l'ordre et la discipline. De ce point de vue, l'éducation de sa mère était un succès remarquable.
— Anne, la marquise de La Tour-Maubourg vous demande, annonça l'enfant, à peine essoufflé d'avoir couru tout le palais pour trouver son adulte préférée après ses parents.
— Je viens, Sire.
Un sourire en direction du prince – pas plus, le rang infiniment élevé du petit garçon ne permettait aucune familiarité – et Anne et Héloïse s'élancèrent vers le premier étage où la fête allait bon train. Pour la soirée, les deux demoiselles s'étaient réfugiées dans le salon des officiers d'ordonnance du rez-de-cour, bien heureuses de l'excuse fournie par le grand-maître de l'impératrice ; le vieux comte Tascher de la Pagerie devenait de plus en plus sénile chaque jour que le bon Dieu faisait. Il avait oublié sa demande, et elles avaient pu s'éclipser pour discuter un peu.
— Je me demande ce qu'elle vous veut, réfléchit Héloïse à voix haute.
— Minuit est dans moins d'une minute. Elle a peut-être besoin d'un peu d'ai...
Anne s'arrêta net au pied du vestibule de l'escalier qui menait au premier étage. Derrière elle, Héloïse piétina le bas de sa robe, grogna que son amie pouvait faire attention, et releva les yeux. Au pied des escaliers somptueux qui menaient aux jardins, sous la branche de gui décorée qu'un des cent-gardes avait accrochée – elles avaient enfin eu le fin mot de cette histoire –, Aaron embrassait à pleine bouche la duchesse Colonna-Walewski, née di Ricci, première dame d'honneur de Sa Majesté l'impératrice depuis le neuf décembre dernier. Lesyeux clos, les joues rosies par l'excitation, la duchesse à la quarantaine biensonnée semblait dévorer les lèvres du jeune homme ; ses mains un peu tropabîmées par le temps et la négligence plongeaient dans les cheveux très noirspour mieux agripper le jeune homme et le presser contre sa bouche affamée. Héloïse retint un juron de grognard in extremis et jeta un coup d'œil sur sa gauche. Anne était pâle, très pâle tout-à-coup. Puis, sans bruit, elle ramassa ses jupes et bondit en direction de l'escalier. Autour de son visage fin, une mèche, puis deux, papillonnèrent dans l'air puis reposèrent délicatement contre la veine de son cou blanc. Héloïse lui emboîta le pas et grimpa la trentaine de marches en prenant bien garde de ne pas heurter le silence qui régnait dans le hall livré aux baisers.
— Il ne serait donc pas amoureux d'elle, grommela-t-elle dans sa barbe, la tête baissée. J'aurais pourtant juré que si.
💫✨
Eh bien, ça n'a pas l'air, mais je vous promets que ça avance bien, leur petite histoire ;p
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Dans l'ombre du Second Empire
Historical Fiction1867. Le Second Empire vit ses derniers instants. Depuis l'exil de sa famille en Angleterre, Aaron s'est juré de rendre à la France sa liberté perdue. Napoléon III mourra de sa main, il se l'est juré. Mais le farouche républicain ne pensait pas tom...