12 juillet 1867, Biarritz
Anne leva les yeux vers la houle de nacre qui s'effritait sur les rochers impénétrables de la baie, et soupira. Dans ses mains, une liasse de feuillets était malmenée par la brise salée qui mordait les joues. Son père ne pouvait venir la voir avant Noël, appelé par l'empereur à des tâches plus importantes. Elle ne s'était jamais offusqué de la distance froide qu'il mettait sans cesse entre eux, mais aurait aimé le serrer dans ses bras. Cela faisait désormais trois mois qu'elle avait quitté le nid familial, et, bringuebalée par l'emploi du temps intransigeant, ballotée au gré des humeurs impériales, elle se sentait seule, perdue au milieu de cette foule de personnes bien nées. Elle n'était pas de leur monde, on le lui faisait bien comprendre depuis son arrivée à Paris. Derrière elle, le palais en forme de E, lumineux dans la lumière du matin, semblait remuer, comme las de toute l'agitation en son sein. Les abeilles discrètes de l'Empire travaillaient depuis des mois à ce séjour estival, et doublement pour la réception de ce soir. Sur le balcon, au centre de la demeure grandiose, trois ou quatre femmes de chambres discutaient avec affolement ; c'était toujours ainsi quelques heures avant les festivités prévues.— Anne ! Anne !
La jeune fille se mordit la lèvre pour étouffer tant bien que mal son gémissement d'infortune, et fit contre mauvaise fortune bon cœur. Appolonie-Valonette n'était pas méchante pour un sou, et partageait sans cesse les paniers que ses parents lui envoyaient. Pourtant, Anne lui préférait la compagnie d'Héloïse de Nadaillac. Plus simple dans ses amitiés, plus rude aussi dans ses manières, la commère des demoiselles impériales faisait preuve d'une franchise résolument have, comme pour compenser l'hypocrisie courtoise de la Cour. Oh, songea Anne en repliant avec rapidité son courrier, elle aimait les potins plus que quiconque, malgré ses dénégations vertueuses.
— Anne, s'écria Appolonie-Valonette en se laissant tomber à ses côtés, le souffle court. Oh Anne, si vous saviez où mon tendre Georges m'a emmenée.
Anne sourit par politesse, et se retint de répliquer que les échappées nocturnes de sa camarade et son fiancée ne l'intéressaient que modérément. Au reste, la future épouse ne l'écoutait pas ; promise à un officier après discussion des deux partis, Appolonie-Valonette était tombée amoureuse de son promis, et la réciproque semblait vraie. Georges-Aimé Teyssier des Farges [1] ne pouvait s'empêcher de la dévorer des yeux dès qu'elle entrait dans la pièce, et le jeune homme ne fréquentait plus depuis l'annonce de ses fiançailles, lui qui avait pourtant fait chavirer bien des cœurs de la maison impériale, et sans jamais transparaître un quelconque étonnement.
— Ce soir, madame de Latour-Maubourg a promis de nous montrer le jeu de cartes qu'elle a appris d'une égyptienne, enchaîna Appolonie-Valonette sans paraître remarquer le silence presque morne de son amie. Et la comtesse de Montebello a accepté de nous apprendre cette valse polonaise.
Un autre sourire pour dissimuler son manque d'enthousiasme, et Anne regarda sa camarade s'échapper d'un pas guilleret vers la villa Eugénie qui resplendissait malgré les travaux incessants d'Auguste Lafollye. Ce soir, une énième réception était donnée en l'honneur des puissants de la ville, et l'ensemble des courtisans était tenu d'y assister. La duchesse de Bassano lui avait fait remarquer, au nom de la grande-maîtresse et de l'impératrice elle-même, que ses absences répétées ne pouvaient être acceptées très longtemps Elle devrait se résoudre à paraître à ce dîner. Avec un peu de chance, le petit prince impérial voudrait s'échapper de ces réceptions où il étouffait à chaque fois, et l'emmènerait avec lui dans ses folles équipées qui inquiétaient tout le monde. Elle serra contre elle l'écriture fine de son père, s'autorisa une larme, puis une autre. L'embrun cueillait sa peine pour la disséminer au vent, sans rien révéler à personne, comme à chaque fois.
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Dans l'ombre du Second Empire
Ficțiune istorică1867. Le Second Empire vit ses derniers instants. Depuis l'exil de sa famille en Angleterre, Aaron s'est juré de rendre à la France sa liberté perdue. Napoléon III mourra de sa main, il se l'est juré. Mais le farouche républicain ne pensait pas tom...