1867. Le Second Empire vit ses derniers instants.
Depuis l'exil de sa famille en Angleterre, Aaron s'est juré de rendre à la France sa liberté perdue. Napoléon III mourra de sa main, il se l'est juré.
Mais le farouche républicain ne pensait pas tom...
Le maréchal Niel compulsait ses dossiers sans plus sentir les roulis du train qui l'emmenait à Versailles. Il était de retour d'une visite de garnison quelque part dans l'Est afin de vérifier les fortifications dressées face à la Prusse, et la fatigue l'empêchait d'y voir clair. Il grimaça en sentant la douleur raidir son corps usé par la maladie, et grogna. En dépit de ses soixante ans bien tassés, le maréchal gardait sa beauté virile qui avait séduit bon nombre de demoiselles de la première moitié du siècle. Grand, les traits réguliers, les cheveux crépus et un peu relevés, il demeurait la coqueluche de certains cœurs alanguis, au grand amusement de sa femme, Clémence Maillères. La femme de vingt ans sa cadette était amoureuse de son mari comme au premier jour – une vraie mentalité de receveur des douanes, marmonnaient quelques langues râpeuses. Mais ce mariage était parmi l'un des rares à tenir par le ciment du respect plutôt que des convenances, et le maréchal Niel ne prenait jamais une décision grave sans consulter son épouse de prime abord. Il était d'une correction parfaite, s'exprimait clairement et possédait un don d'éloquence qui servait son goût du travail acharné ; pourtant, si sa femme fronçait le nez, l'on se rangeait tous à son avis avec prudence. Le maréchal Niel s'en amusait et taquinait régulièrement son épouse de son caractère autoritaire.
— Je ne suis pas en sucre, ma mie, avait-il déclaré le matin de son départ, alors qu'elle l'étranglait aux trois quart avec son écharpe bleue.
Elle s'était détournée, les larmes aux yeux, et Adolphe Niel avait regretté ses mots lancés sans réfléchir. La maladie de la pierre l'avait frappé voilà plusieurs années, et son état de santé ne cessait de se détériorer. Il ne dormait pas assez, mangeait mal et travaillait trop, à en croire sa femme et son médecin. Il haussait les épaules à chaque nouvelle rengaine. L'empereur souffrait également de ce mal impossible à soulager durablement, et cependant, il continuait à moderniser le pays avec une énergie hors du commun. Le maréchal délaissa pourtant un instant ses papiers qui l'encombraient et se promit intérieurement de ménager Clémence, à défaut de se reposer, lui. Sa femme avait suffisamment de soucis avec son fils adoptif qui la laissait sans cesse sans nouvelle.
Il releva les yeux en entendant du bruit. Trois élèves de Saint-Cyr montaient à grand bruit dans son compartiment ; leur uniforme brillait à la lumière matinale et les élèves-officiers parlaient fort pour mieux être vus. Ils présentaient bien, et leurs regards droits montraient un orgueil racé. Ils ne lui jetèrent qu'un coup d'œil et s'installèrent sur sa gauche. Leurs bagages volèrent sur les sièges alentour, les shakos furent posés sur la table voisine, et le maréchal les regarda un bref instant. Lui-même était en civil, son uniforme l'attendait à Versailles avec son aide de camp.
— Fumons ! s'écria l'un d'entre eux avec un dédain qui dissimulait mal son enthousiasme d'agir comme un homme.
L'on obéit à ce cri de la jeunesse et Adolphe Niel sortit lui-même son briquet et son cigare. Il avait promis à Clémence de ne pas fumer pendant ces quarante jours de pénitence ; mais treize jours d'effort étaient suffisants, la mi-Carême était pour bientôt, et ce que sa femme ignorait ne pouvait lui faire du tort. Il grilla le bout de son cigare importé de Chili – son préféré – et créa trois volutes de fumée parfaits qu'il envoya jusqu'au plafond ; puis il ouvrit la fenêtre. Les nuages du tabac l'incommodaient trop. Le vent frais de la région parisienne s'engouffra dans le compartiment et l'on respira un peu mieux.
— Il fait froid ici, lança l'un des futurs officiers d'un ton nonchalant.
Et, d'un geste souple, il releva la vitre sans en demander la permission. Le maréchal Niel attendit qu'il se rassît puis rabaissa la fenêtre ; le Saint-Cyrien la remonta, un drôle d'air de défi dans les yeux sous une tranquillité apparente. Alors Adolphe Niel, d'un violent coup de coude, fit voler la vitre en éclats et dit calmement :
— Lorsque je fume, j'ai besoin d'air.
— Monsieur ! s'écria le cyrard. C'est une insulte, et vous m'en rendrez raison. Je me nomme Louis Chastelain de Verly, du premier bataillon de Saint-Cyr.
Adolphe Niel regarda le visage enflé de colère de l'élève-officier avec le plus grand calme.
— Très bien, monsieur. Je n'ai pas de carte sur moi, je vous en enverrai une demain et à votre prochaine sortie, je serai à vos ordres.
Le train se secoua au même instant et finit par s'arrêter à la gare des Chantiers dans un râle de machine fatiguée. Le maréchal Niel saisit sa serviette de cuir et descendit du train, suivi des trois élèves-officiers à distance respectueuse. Louis Chastelain de Verly semblait sur le point de sauter sur le personnage hiératique, mais il se contint et descendit du train à sa suite, écarlate de rage. Il se retourna pour attraper le sac que lui lançait l'un de ses camarades et entendit le chef de gare arriver de son pas pressé. Curieuse engeance que le chef d'une gare, qui semble toujours sur le qui-vive, prête à talonner les trains qui voudraient s'enfuir avant la minute réglementaire.
— Vous ferez remettre cette vitre à mes frais, déclara le maréchal Niel.
Il ne se retourna pas une seule fois et se dirigea vers la sortie rue de Buc où l'attendait un attelage et son aide de camp. Les cyrards regardèrent le chef de gare le suivre à petit pas respectueux et avisèrent un employé qui renseignait un voyageur.
— Eh l'ami, un mot. Qui est cet homme pour qui ton patron semble prêt à manger sa casquette ?
— Vous ne le connaissez pas ? s'étonna le cheminot. C'est votre ministre, le maréchal Niel.
Les futurs officiers se regardèrent, stupéfaits et horrifiés. L'ampleur du désastre commençait à les saisir.
— Chastelain de Verly, souffla l'un d'entre eux, tu es dans de beaux draps. Le ministre ne fera qu'une bouchée de toi dimanche prochain.
Louis ne répondit rien, enfin réduit au silence. Devant ses yeux défilaient les permissions que le général de Gondrecourt lui supprimerait.
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