10.4. Noël aux Tuileries - Une danse à retardement

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Anne n'osait plus regarder devant elle lorsqu'elle entra dans la salle des maréchaux avec Héloïse et Albéric. La foule était dense, compacte, et les diamants des femmes auraient suffi à illuminer la pièce. L'empereur et sa femme n'étaient pas encore arrivés, leur souper dans la salle du souper s'était prolongé un peu plus tard que d'habitude. Le prince impérial devait être avec eux, elle ne le voyait nulle part.

- Anne ! s'écria Appolonie-Valonette.

Elle traînait dans son sillage ce parfum bon marché qu'elle-même détestait, et un Georges-Aymé boudeur. En cela, il ressemblait à sa fiancée ; celle-ci n'avait pas cessé de faire la tête depuis le mariage d'Héloïse. Prudente, Anne n'avait rien demandé à personne, mais songea une fois de plus qu'elle devrait se renseigner auprès d'Aaron. Puis elle rougit, et se morigéna. Mieux valait oublier ce sale corbeau.

- Qui traitez-vous de sale corbeau ? marmonna Héloïse avant de grimacer un sourire envers son amie.

- Comment savez-vous ?

- Vous l'avez soufflé à voix basse. Et puis, vous avez votre mine mécontente de quand vous me grondiez. Je n'ai pas oublié.

Un clin d'œil à sa meilleure amie qui n'oubliait jamais rien, et elle salua Appolonie-Valonette. Ce soir, enfin, la demoiselle d'honneur était radieuse. A ses oreilles, deux gros diamants en forme de poire cristalline pendaient.

- Un cadeau de mon cher promis ! minauda-t-elle. Avant notre mariage fixé en août prochain.

Georges-Aymé esquissa un sourire qui mit tout le monde mal à l'aise, et l'on se tourna vers les fauteuils majestueux de la famille impériale. Ils n'étaient toujours pas là.

- Félicitations, déclara Albéric avec sa courtoisie habituelle.

Il feignit de ne pas sentir le pied de sa femme qui écrasait le sien et entama une discussion avec le Saint-Cyrien. Héloïse dut prendre des nouvelles d'Appolonie-Valonette à contrecœur, et Anne en profita pour admirer le salon. Il occupait tout le pavillon de l'Horloge, et donnait sur la cour et le jardin pour laisser passer la fraîcheur de la nuit dans cette salle brûlante. La salle des maréchaux était peut-être la seule pièce des Tuileries où l'on sentait le souffle des victoires passées effleurer les nuques. Les portraits en pied des maréchaux de France et les bustes des généraux français morts au combat étaient la seule décoration de la pièce ; mais quelle grandeur dans les yeux de ces hommes fixés d'un coup de pinceau. Quel air altier ces peintures dégageaient, comme si ces grands stratèges étaient encore là, parmi les invités. Les cent-gardes eux-mêmes bombaient le torse sous le regard majestueux de leurs grands ancêtres, et les mains se crispaient sur le fourreau des sabres, pour être toujours prêtes.

- L'empereur ne devrait plus tarder dorénavant, chuchota Héloïse. Voyez. Il y a de plus en plus de cent-gardes.

En effet, Napoléon III arriva en tenue de général de division, et s'assit sur son fauteuil à l'autre bout de la pièce. Sa main attrapa discrètement celle de l'impératrice, et le petit prince sourit. Dans ses mains, une boîte de crayons de couleur se chamaillait avec une dizaine de feuillets blancs ; dès que le bal commençait, il se cachait dans un coin et dessinait avec soin. Il était doué sans avoir jamais pris aucune leçon, pour la plus grande fierté de ses parents. Les courtisans venaient les uns après les autres quémander un dessin, fiers et flattés d'obtenir un portrait plus vrai que nature avec le nom du futur empereur de France. Mais Louis-Napoléon Bonaparte ne perdait jamais sa simplicité que toute cette attention servile et un brin doucereuse eût pu gâter. Elle lui adressa un léger sourire qu'il ne vit pas, et reporta son regard sur les fenêtres. Elles étaient faites du matin, il lui semblait avoir vu les bonnes se démener du haut de leurs escabeaux.

Dans l'ombre du Second EmpireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant