22.1. Montmartre, la terrible

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Nouveau chapitre, découpé en trois morceaux : voici le premier, et un résumé.
(Non, j'ai pas relu. Oui, je compte sur ma relectrice préférée, je l'avoue. Attention, c'est un peu long [3300 mots]). La bonne lecture !

Aaron a reçu la demeure familiale Niel, à Muret (près de Toulouse). Face à la réaction de sa famille d'adoption, il résout de s'enfuir à Montmartre, le temps de reprendre ses esprits. Ce faisant, il abandonne Anne au palais, conscient du chagrin qu'il provoque derrière lui, mais incapable de choisir entre le monde montmartrois et la vie de luxe policé qu'on lui a offert voilà plus de dix ans. (va falloir choisir à un moment, et je crois que vous z'allez pas aimer la décision)

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Septembre 1869

Sur les quais du bassin de la Villette, noirs de monde et de crasse, les files de coltineurs s'étiraient des péniches à la terre ferme, au cœur du dix-neuvième arrondissement. Les dockers trapus déposaient sur les corps hâves des sacs de charbon plus lourds que l'atmosphère orageuse qui couvait depuis le matin. Les bateaux maculés de poussière âcre assombrissaient les berges. Au loin, l'eau polluée du fleuve scintillait en direction de Paris la lumineuse. Au fur et à mesure, les éclats de l'eau revivifiée brillaient, plus beaux, plus purs. Mais les charbonniers étaient piégés dans la grisaille de l'industrie, séparés des beaux quartiers lointains par le pont inflexible et menaçant du canal de l'Ourcq, d'où quelques rares badauds observaient la scène d'un œil indifférent ; ils allaient et venaient sans cesse, en un défilé morne et rythmé. L'équipe de nuit venait d'arriver, et observait les travailleurs de jour finir les derniers transvasements. Au sommet d'un terril mal disposé près des abattoirs, isolé de tous et entouré de ses muses invisibles aux autres hommes, Claude Monet croquait la scène. Ce tableau ne serait pas exposé au Salon Officiel de l'année, au Petit-Palais ; sa femme crierait ; mais lui ne souhaitait pas peindre autre chose que ces visages maigres et malmenés par la misère.

Au milieu des autres, Aaron redressa la tête. Ses cheveux, maculés de poussière de charbon et de suie, ployaient enfin sous la saleté des faubourgs. Son dos se courbait sous le poids des sacs, ses épaules rougissaient à force de porter la charge de l'industrialisation française. Ses traits tirés annonçaient une nuit exténuante et une soif de sommeil irrésistible. Le jeune homme avait perdu du poids. En un peu plus d'un mois, ses bras s'étaient musclés, les traits de son visage s'étaient affinés – et durcis. Ses longues jambes, déjà fines, avaient perdu la grâce virile du danseur émérite, pour gagner en rusticité ; elles l'auraient porté n'importe où. Mais le plus saisissant restait sa stature. Le fils d'Adolphe Niel avait acquis la carrure d'un homme. Ses épaules s'étaient redressées, son torse soutenait sans faiblir les charges inhumaines qu'un contremaître lui réservait ; il travaillait sans chemise, et la sueur dessinait d'étroits sillons sur sa peau noire. Sous l'effort, chacun de ses muscles grognaient et se contractaient. Mais le sifflet résonna. L'équipe de jour lâcha son paquetage, attrapa une veste ou une chemise, et se descendit le quai en direction du cœur de Paris. Aaron suivit le mouvement, sans mot dire. L'économat de la rotonde accueillit la horde, et distribua la paie de la semaine. Il reçut son salaire sans protester, sentit les pièces cliqueter dans sa poche en y atterrissant. Son pantalon aurait nécessité une reprise. Un bref instant, la pensée de sa mère traversa son esprit. Il la chassa. Le labeur commençait à peine à émousser son chagrin et son amertume.

Gustave n'était pas au café des Francs Buveurs, rue Saint-Rustique, lorsqu'il monta à l'étage, une bonne demi-heure après avoir couru le boulevard de la Chapelle. Le patron le servit avec un grognement plus bas que d'ordinaire pour lui souhaiter la bienvenue. Au fond de son chagrin, son âme endeuillée parut tressaillir ; six mois plus tôt, il la dévorait du regard, sans comprendre par quel sortilège ou artifice son cœur recommençait à battre. Martin le rejoignit. La veille, son dernier-né était mort dans ses bras, terrassé par une bronchite aiguë. Aaron était arrivé à temps pour recueillir le dernier soupir du nourrisson. La mère était devenue folle de chagrin. Sans parler, Aaron lui versa une rasade d'absinthe ; Martin le vida aussi sec.

Dans l'ombre du Second EmpireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant