16.2. L'ombre paternelle - La petite fille modèle

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14 mai 1868

Oh, le beau mariage que fut celui de Camille de Malaret et Léon Ladureau. Certains chuchotèrent que son titre de marquis de Belot était aussi faux que l'amour de Napoléon III envers la duchesse Colonna-Walewski ; mais l'on se garda bien de le confier à la comtesse de Ségur, dont l'orgueil de grand-mère faisait resplendir la réception. La cousine de mademoiselle de Malaret, Félicité d'Ayguesvives, présenta ses vœux de bonheur aux jeunes mariés, mais écrivit par-devers elle à une amie de pensionnat, quelques jours plus tard :

Tu m'as demandé, chère Marie-Eugénie, des détails sur l'époux de fraîche date de ma cousine Camille. Je peux te dire qu'il a séduit toute la famille, oncle et tante compris. Le nom et le titre étaient authentiques, la fortune très enviable – 40.000 F. de rentes – mais le personnage bien peu sympathique. Mal de sa personne, éducation tout à fait relative, air faux, regard fuyant, élégance d'aventurier, tout aurait dû ouvrir les yeux de mon oncle, mais ma tante Nathalie, sa femme, insatiable d'argent, peu scrupuleuse, avide de toutes les facilités de la vie, ne comprenant du reste que la grande vie, s'emballa à fond sur la fortune de M. de Belot, et arriva à convaincre mon oncle que leur fille ne retrouverait jamais semblable occasion... Son existence scandaleuse, et son immoralité notoire était connue du « tout Paris qui s'amuse », au point que dans ce milieu-là, on apprit avec stupeur qu'il épousait la fille du baron de Malaret, ambassadeur de France à Florence. On sut plus tard que c'était le résultat d'un pari entre camarades de débauche, M. de Belot ayant soutenu qu'il se faisait fort, malgré sa détestable réputation, d'épouser une des plus jolies jeunes filles et des mieux nées de la société parisienne. Et sachant qu'elle était la nièce de Monseigneur de Ségur, prélat naïf et mondain, il intrigua si bien auprès de lui par l'intermédiaire d'un prêtre, que ce pauvre Gaston de Ségur, qui par ailleurs était un saint homme, fût persuadé qu'on ne trouverait pas mieux pour sa nièce. Il avait suffi que M. de Belot fût présenté sous ses auspices pour être accepté d'emblée.

Quant à la soirée, elle se distingua par l'ivresse dans laquelle se complut, et le marié et ses compagnons. Les jeunes hommes convenables ont manqué, et la plupart se sont enivrés sans souci ni du lieu ni de leur rang. Je n'ai pas relevé un seul qui put plaire à nos yeux exigeants, ma douce Marie-Eugénie, à part le sous-lieutenant Léopold Niel. Notre officier préféré porta l'uniforme aussi admirablement que d'habitude, comme tu t'en doutes, et seul son frère aîné l'égala en élégance. Tu n'as pas eu l'heur de faire la connaissance de M. Aaron Niel lors de ta dernière sortie du couvent des Oiseaux [1], et pourtant, je t'assure qu'il ferait pour toi un époux plus que convenable – à moins que tu ne désires toujours autant le cadet, auquel cas je te l'abandonnerai bien volontiers, car tu sais que je n'ai jamais rien pu te refuser. Celui-ci fut invité pour les solides liens d'amitié sincère qui l'ont toujours uni à ma cousine, celui-là par faveur pour une protégée de ma grand-mère, que je n'eus pas l'occasion de rencontrer. 

Hélas, je crains fort que ces deux jeunes gens si aimables ne soient bientôt plus des cœurs à prendre ; ils ont pourtant été enjoués tout le long de la soirée, et ont galamment invité toutes les demoiselles présentes au moins deux fois. Mais le cadet fut insaisissable, en dépit des tentatives de toutes ces jeunes héritières au noms rutilants, et l'aîné passa le plus clair de son temps avec une demoiselle d'honneur de S.M. l'impératrice – que je ne connais pas, mais que ma grand-mère parut particulièrement satisfaite de revoir. Ah, quel dommage. Les demoiselles de S.M. ravissent toujours les meilleurs partis. Gageons qu'avant la fin de l'année, Aaron Niel et cette jeune fille discrète seront fiancés.

Aaron fut très fier de sa discrétion. Il ne passait jamais qu'un bref moment aux côtés d'Anne, à peine plus de quelques secondes, le temps de lui offrir une coupe de champagne ou un amuse-gueule. Puis il disparaissait, faisait le tour des conversations et s'incrustait dans tel ou tel petit groupe d'invités. A son habitude, il s'ennuyait ferme ; les soirées où la bonne société française s'entremêlait n'étaient pas pour lui. Un instant, il regretta son absence auprès de ses amis de toujours. Fuir loin du palais et plonger dans la pauvreté des environs de la rue des trois frères lui manquaient. Mais ces soirées étaient plus gaies lorsqu'Anne l'accompagnait, et de cette éventualité il ne semblait plus être question. La demoiselle était tenue en laisse par sa marraine, yeux et oreilles du père absent. Peut-être était-ce elle qui avait prévenu le maréchal que quelque chose se tramait. Il en aurait grincé des dents.

Dans l'ombre du Second EmpireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant