Le notaire de Muret monté pour l'occasion réunit la famille deux jours plus tard. Devant la santé éprouvée de la maréchale, et sur demande de Léopold, le vieux garçon à la quarantaine figée avait fait la route dans une diligence douteuse pour en finir au plus vite. Ce matin, assis derrière le bureau de feu le ministre, il tripotait ses papiers immaculés avec la gêne d'un homme mal assuré de sa façon de formuler. Ses doigts, longs et filandreux, répandaient sur les feuillets une légère trace de sueur qui se déployait sur le testament. Face à lui, assis, bras croisés, la famille morcelée attendait. La veuve avait le regard vide des femmes brisées par le malheur ; elle siégeait à l'extrémité gauche de l'arc-de-cercle que formaient les bergères passementées avec goût et luxe. Son corps, recroquevillé sur lui-même et ses souvenirs noircis, se tenait droit face au monde entier. À l'exact opposé, droite dans son fauteuil aux mille nuances de rouge, Amélie Duhesme se rongeait les ongles, ses sourcils arqués en double accent circonflexe aussi grotesque qu'inquiétant. On l'avait tirée du lit aux aurores pour la traîner chez ses parents. Ses geignements de protestation n'avaient cessé que lorsque sa mère, à bout de nerfs, l'avait priée de se taire. Depuis, elle avait plongé dans un silence morose et imbécile. Au centre, Léopold réfléchissait, tout entier à ses songes militaires. Les officiers français ont de ces pensées, belles et graves, qui déposent un air sérieux sur leurs traits juvéniles. La tête posée sur le poing, les yeux mi-clos, le jeune homme semblait perdu dans ses rêveries, et seul le raclement de gorge de l'homme de loi le tira de sa torpeur. Sur sa gauche, entre Amélie et lui, Aaron se tenait droit comme un i, si semblable à sa mère adoptive en dépit de tout. Pâle, les traits brouillés par l'heure matinale, ses yeux s'étaient posés sur le portrait du maréchal, accroché derrière le bureau, pour ne plus bouger. N'eût été le tressaillement infime des paupières rougies par les nuits blanche, l'on aurait juré voir un défunt ressuscité d'entre les morts par erreur. Le clerc s'éclaircit la voix.
— Nous sommes réunis ici pour la lecture du testament du maréchal Adolphe Jean Casimir Niel, décédé une semaine plus tôt. Ce testament me fut remis il y a deux mois, alors que l'opération du maréchal fut planifiée.
Il laissa un silence mal avisé s'installer, puis reprit :
— Je vais aujourd'hui briser le cachet, et vous faire la lecture, sur demande personnelle du lieutenant Niel.
Une courbette en direction du jeune homme, un salut pour la veuve, et le sceau pourpre vola en éclats sur le bureau verni avec soin.
— Mmm mmm. Moi, Adolphe Jean Casimir Niel, maréchal de France... né le... aujourd'hui ministre de la Guerre... mmm mmm... Je remets mon âme à Dieu... Ah. Feu le maréchal commence par la propriété toulousaine.
Nul ne réagit, mais l'atmosphère se tendit imperceptiblement. Le château était la propriété familiale ; à leurs yeux, le palais Niel était cent fois moins important, mille fois moins beau. Tous avaient des souvenirs dans cette maison familiale qu'embaumait le soleil muretain, les vignes du Comté Tolosan et la poudre des chemins clairs. Le notaire ne parut pas sentir le poids des regards posés sur ses épaules, et découvrit le texte en même temps qu'il l'ânonna :
— Sur décision de votre père, depuis le 31 décembre dernier, le château de Rudelle, à Muret (Haute-Garonne), appartient à M. Aaron Niel.
Léopold bondit de son fauteuil, les yeux exorbités. Amélie glapit, et même la digne veuve exprima son émotion par un froncement de sourcils surpris. Debout devant le fauteuil d'acajou de son père, la bouche entrouverte et la respiration haletante, Léopold fixait l'homme de loi, une flammèche furieuse dans le regard. Le vieux garçon toussota.
— Mmm... mmm... l'usufruit en reviendra à son frère, chef de la famille à ma mort, mon aîné, Léopold Niel.
Un bref coup d'œil à l'officier ; la prunelle de fauve était chaque seconde plus étincelante. Le clerc bafouilla, se retrancha derrière ses papiers légitimes.
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Dans l'ombre du Second Empire
Historische fictie1867. Le Second Empire vit ses derniers instants. Depuis l'exil de sa famille en Angleterre, Aaron s'est juré de rendre à la France sa liberté perdue. Napoléon III mourra de sa main, il se l'est juré. Mais le farouche républicain ne pensait pas tom...