10.1. Noël aux Tuileries

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24 décembre 1867

Louis-Napoléon Bonaparte était un petit garçon sévèrement encadré pour ses onze ans bientôt révolus, mais son titre de prince impérial ne l'empêchait pas de réfléchir aux bêtises qui égaieraient le palais. La veille, il avait essuyé un sermon interminable d'environ une heure ; sa mère n'avait que peu apprécié le seau d'eau au-dessus de la porte de la salle du conseil. Comme à son habitude, l'empereur avait laissé sa femme gronder leur fils, et le petit prince avait été privé de revue militaire pour les dix prochains jours. Il était sorti du bureau de l'impératrice les joues cramoisies, mais sans une larme ni un cri, fier d'avoir protégé son complice de chaque farce, Louis Conneau. Le fils du médecin personnel de Napoléon III partageait l'âge, les goûts et la passion du prince pour l'armée. Aussi était-il l'unique confident de l'héritier de l'Empire, celui qui comptait plus que tout autre au palais. Chaque soir, lorsque Louis Conneau repartait chez lui, au six de la rue Pierre Demours, Louis-Napoléon restait sur les marches du palais jusqu'à ce que l'ombre de son meilleur ami disparaisse dans la nuit. Sa solitude d'enfant unique était tout particulièrement difficile ces derniers mois : suite à une chute de cheval en mars dernier, il avait opéré à la hanche, et marchait depuis seulement quelques jours. Son immobilité forcée avait montré sa vraie valeur d'enfant courageux et trop fier pour n'émettre qu'une plainte. Anne l'avait donc gâtée avec toute la générosité de son cœur, jusqu'à oser demander à son père un cadeau supplémentaire pour le petit empereur en herbe. Et, pour changer les idées de son fils bien-aimé, Napoléon III avait invité encore plus de bambins que d'habitude. Tous les enfants des familiers des souverains avaient été conviés à passer Noël aux Tuileries.

—    Anne, je voudrais que vous nous lisiez une histoire avant la messe de minuit, déclara-t-il de sa voix sérieuse qui faisait sourire jusqu'à son précepteur, le terrible général Frossard.

Le maréchal Baraguey d'Hilliers avait joint au cheval de bois un recueil des plus beaux contes d'hiver. Ce soir, Charles Dickens était à l'honneur, et son Conte de Noël reposait sur les genoux de la jeune fille. Elle hésita ; l'histoire avait plus de vingt ans, la plupart des enfants la connaissaient ici. Mais le conte était le préféré de Louis-Napoléon, celui qu'il réclamait chaque soir de Nativité. D'ordinaire, miss Shawn faisait la lecture – en anglais, cette brave nurse n'entendait toujours rien à la langue française. Mais cette année, elle était de nouveau terrassée par ses migraines, et Anne avait pris sa place de bon cœur. Après tout, elle était là pour s'occuper du prince, et ce premier Noël sans son père la minait elle-même.

—    « Marley était mort, pour commencer. Là-dessus, pas l'ombre d'un doute. »[1], commença-t-elle d'un ton mystérieux pour sublimer la traduction de mademoiselle de Saint-Romain et monsieur de Goy.

Cet ouvrage-ci avait dix ans, et ce n'était certainement pas la première fois qu'on offrait l'histoire à Louis-Napoléon.  A l'époque, cette traduction s'était écoulée en un nombre d'exemplaire raisonnable, compte tenu des beaux noms qui avaient tenu la plume française pour l'auteur. Charles Dickens avait un succès fou de ce côté-ci de la Manche, et les rejetons nobles lisaient tous tôt ou tard au moins l'une de ses histoires. L'empereur lui-même avait rencontré l'homme de lettres lors de son exil en Angleterre, et il avait tenu à offrir ce conte un brin effrayant à son fils en 1857. L'on se pressa autour d'Anne, on se poussa encore un peu, puis on fit silence. La jeune demoiselle d'honneur ne tolérait pas les bavardages bruyants et impromptus.

—    « La chaleur et le froid extérieurs avaient peu d'influence sur Scrooge. Les ardeurs de l'été ne pouvaient le réchauffer », poursuivit-t-elle en vérifiant d'un coup d'œil que les enfants étaient subjugués.

Elle réprima un sourire de contentement. Louis-Napoléon écoutait, la bouche grande ouverte. Il aurait pourtant pu continuer à sa place, et réciter d'une traite le livre tout entier. La mémoire de ce petit garçon était prodigieuse. Dans le salon d'Apollon au premier étage, les meubles majestueux en bois doré étaient dédaignés par les rejetons regroupés en cercle au pied de la jeune fille, jusqu'à toucher les jolis rubans de sa robe. Au milieu des lourds fauteuils du XVIIe siècle, des sièges plus modernes et surtout plus moelleux invitaient à s'asseoir. C'était de loin le salon préféré des courtisans lors des réceptions, et si le grand tableau de Lebrun dominait la pièce, le dieu du Soleil posait un regard majestueux sur les têtes blondes qui écoutaient l'histoire. La France de demain était bien protégée. De temps à autre, une tête passait pour comprendre le calme soudain qui régnait dans ce salon, alors que l'effervescence de Noël se répandait de pièce en pièce sur les trois étages. L'impératrice avait même fait une brève apparition, attendrie en secret de la frimousse attentive de son fils. Elle ne marquait jamais aucune marque d'affection, et ses détracteurs s'en donnaient à cœur joie. Elle était la nouvelle Marie-Antoinette, la mère contre-nature qui dédaignait son propre enfant et l'abandonnait aux mains d'inconnus sans scrupules pour faire la fête jusqu'aux lueurs de l'aurore. Anne avait frémi de ces insultes lues sur des tracts, ou bien – pire – dans des journaux hostiles à l'Empire. La duchesse de La Tour-Maubourg l'avait calmée à grand-peine. Eugénie était en butte aux calomnies depuis sa rencontre avec Napoléon III, voilà plus de dix ans. Elle avait appris à mépriser ces lignes amères. Anne leva les yeux : ils ne pipaient mot, paralysés par l'apparition du fantôme des Noëls passés. Oh, que ce passage l'avait fait frissonner lorsqu'elle l'avait lue, cachée sous ses draps pour ne pas être grondée. Aujourd'hui, c'était son tour de le raconter à d'autres, longtemps, bien longtemps après son père ; ce dernier imitait comme personne la voix des fantômes, et elle frissonnait encore en repensant au ton grave et bourru de son père, alors qu'elle était blottie contre lui pour avoir moins peur. Ce soir, son public était composé de bouilles innocentes rendues muettes par l'anxiété. Ils attendaient tous ce que l'ombre dirait au vieux Scrooge au cœur sec. Elle esquissa une grimace encourageante à Joséphine qui semblait sur le point de pleurer pour le héros et poursuivit.

Aaron revint sur ses pas et fronça les sourcils comme pour se convaincre qu'il ne rêvait pas. Mais non, c'était bien Anne Baraguey d'Hilliers qui faisait la lecture à une ribambelle de marmots. Il connaissait cette histoire ; Clémence Niel, sa mère, adoptive, la lui avait racontée le soir où il avait enfin accepté de manger après une semaine de mutisme. Il s'accouda à la porte, croisa les bras, regarda enfin le visage illuminé de la demoiselle d'honneur. Là, entourée d'enfants ravis, elle était éblouie par le bonheur de l'instant paisible. Les cernes autour de ses yeux bleus s'étaient même estompés, et elle souriait comme si elle ne pouvait pas s'empêcher d'être heureuse. Là, devant la cheminée de pierre blanche qui crépitait, à côté du sapin décoré avec bon goût et une kyrielle de joujoux bariolés, elle resplendissait. Il nota le prince impérial assis en tailleur tout près de la demoiselle d'honneur, une main posée sur les jupes empesées qui froufroutaient avec douceur. Elle était l'incarnation féminine de ce Noël 1867. Et, encore une fois, il frémit d'agacement en repensant à leur dernière conversation. Elle était idiote de lui accorder tant de confiance. Il l'aurait giflée pour lui remettre les idées en place.

—    « Il faut bien peu de chose, dit le fantôme, pour inspirer à ces sottes gens tant de reconnaissance... » chuchota-t-elle dans l'air chaud de la pièce.

Il songea que le fantôme des Noël passés avait raison. Il avait retrouvé le nom de sa mère, et cette donzelle lui vouait ainsi une gratitude immense. Il en aurait volontiers profité s'il ne lui avait rien promis. Mieux valait ne pas confier cette promesse à Louise Michel, elle serait furieuse. Louise... il ne l'avait pas revue depuis cette après-midi houleuse. Son conseil d'épouser une bourgeoise pour lui faire quatre ou cinq enfants lui restait en travers de la gorge. Pourtant, malgré sa rancœur frustrée, il n'avait pas trouvé le courage de lui asséner ses quatre vérités.

—     « Vous craignez trop l'opinion du monde », poursuivit la jeune fille avec douceur – et il jura l'avoir vue lui jeter un rapide regard.

Un instant, il pensa qu'en ce moment, au milieu de ces enfants qu'elle aimait sans même chercher à connaître pour de bon, Anne faisait une mère de famille tout à fait convenable. S'il la présentait à Louise, la femme aux quarante ans somnolents cesserait de lui jeter sa propre jeunesse naïve à la figure. Il semblait que le monde entier voulût le marier à toute force. Mais le tourbillon de ses pensées sarcastiques cessa un instant ; Anne racontait désormais la rupture entre le Scrooge de vingt ans et la jeune fille qu'il avait tant aimée avant sa cupidité grandissante.

—    « En changeant du tout au tout. Votre humeur n'est plus la même ; ni l'atmosphère au milieu de laquelle vous vivez ; ni l'espérance qui était le but principal de votre vie ».

Quelqu'un lui avait dit quelque chose comme ça – qui déjà ? Sa sœur Audrey, sûrement. Son aînée ne s'embarrassait jamais de livrer le fond de sa pensée, n'en déplaisent à leurs parents si bourgeois. Il se souvenait à merveille de cette nuit-là, alors qu'il cherchait un abri avec l'énergie du désespoir. C'était la dernière fois qu'il avait vu sa sœur. Ils étaient bien trop fiers tous deux pour faire le premier pas, et chacun demeurait retranché dans ses positions tout en fulminant contre l'autre. Il la connaissait bien en dépit des années écoulées, sourit-il – et il ignora la piqûre douloureuse qui réveillait son cœur. Puis, alors que Scrooge criait au fantôme son refus d'en voir davantage, il se détourna et partit. Les souvenirs n'étaient pas bons à remuer.


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[1] DICKENS Charles, Conte de Noël, 1843, traduction par mademoiselle de Saint-Romain et monsieur de Goy, sous la direction de P. Lorain, Hachette, 1857.


 Lorain, Hachette, 1857

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