9.1. Mariage de raison

480 92 41
                                    

Le mariage est une greffe ; ça prend bien ou mal.Victor Hugo, Les Misérables

Décembre 1867

Anne passa un après-midi entier à faire la lecture à l'héritier de l'Empire ; Miss Shawn était de nouveau assaillie par de violentes migraines qui l'empêchaient de mettre un pied hors de son lit. Louis-Napoléon se montra extrêmement sage et écouta avec attention, les yeux grands ouverts, le récit des exploits de Bayard, chevalier sans peur et sans reproche. Pourtant, Anne était bien loin des combats remportés par le héros du prince. Aaron ne quittait pas ses pensées, et elle avait le plus grand mal à ne pas l'évoquer devant Héloïse. Elle songeait au pacte qu'ils avaient passé, au marché auquel elle l'avait contraint. En y repensant, elle sentait le rouge de la honte lui brûler les joues ; maintenant qu'elle savait ce que le jeune homme avait enduré, elle regrettait l'âpreté de l'accord passé début septembre, et sa vivacité était une marque d'infamie dans sa mémoire trop précise. Alors que Bayard mourait dans les bras de François Ier, elle se promit de libérer le fils du maréchal Niel de son serment qui l'avait attaché plus étroitement que jamais à ce palais honni.

— Mademoiselle, souffla Louis-Napoléon, j'aimerais bien aller jouer avec mes soldats.

— Allez-y, Sire. Nous lirons l'histoire du roi François Ier plus tard.

Un sourire réjoui la remercia et le fils de Napoléon III disparut, aussi brusque que l'éclair. Anne rangea le livre dans la bibliothèque réservée au petit garçon et partit dans sa chambre d'un pas lourd. Si l'impératrice avait tenu parole et allégé ses occupations, la jeune fille peinait à fermer l'œil la nuit. Le remords qui la tenaillait vis-à-vis d'Aaron Niel était trop fort, trop mordant. Aussi ouvrit-elle la porte avec un gros soupir sorti du fond du cœur... puis elle se figea, incrédule. Au pied de son lit, Héloïse pleurait, quelques feuillets dans sa main tremblante. Près d'elle, une rose fanée gisait, témoin pathétique.

— Héloïse ! Héloïse, que se passe-t-il ?

La demoiselle d'honneur releva son visage baigné de larmes et hoqueta en réalisant la présence de son amie. Elle bredouilla un gargouillis incompréhensible, tenta de se redresser et s'effondra au milieu de ses jupon, ébranlée par des pleurs terribles. Elle agita les mains en direction d'Anne comme pour se dérober à la lumière accusatrice et balbutia :

— Ferm... fermez la porte. Au nom de Dieu, fermez la porte Anne.

La benjamine obéit promptement et courut s'effondrer aux côtés de sa camarade, tremblante à son tour. Elle posa une main sur l'épaule secouée de sanglots et murmura :

— Héloïse, dites-moi ce qui vous arrive. S'il vous plaît.

Il lui sembla qu'elle ne répondrait jamais, que ses larmes étaient plus fortes que les explications. Pourtant, au bout d'un quart d'heure, Héloïse parvint à marmonner :

— Je... je suis enceinte.

La foudre tombant aux pieds de la demoiselle ne l'aurait pas laissée moins incrédule. Elle dévisagea les paupières perlées de larmes de nacre, le visage gonflé par le désespoir, et tenta de comprendre le sens de cette phrase qui détruisait tout. Les rouages de son esprit se mirent en marche avec une lenteur grinçante, et elle comprit peu à peu les sorties nocturnes, les regards fuyants et les sourires rêveurs lorsqu'elle se croyait seule. Héloïse partait chaque soir retrouver un homme.

— Qui est-ce ? demanda-t-elle avec crainte, sans toutefois oser retirer sa main de l'épaule menue qui s'abandonnait à son étreinte.

— Un... un des cent-gardes. Nous nous sommes rencontrés lors d'un bal en septembre. Il... il était sur une des marches de l'escalier d'honneur, comme les autres... comme à chaque fois...

Dans l'ombre du Second EmpireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant