20.1. La rivalité de deux frères - Mise au point

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17 janvier 1869

Aaron descendit l'escalier en colimaçon d'un bond vif, sa cravate de travers. Ils avaient convenu de se retrouver au jardin du Luxembourg pour dévorer des marrons chauds. Anne avait toujours rêvé de manger des sucreries au bras de l'homme qu'elle aimerait ; il n'avait pas manqué de se moquer d'elle, puis préparé la sortie avec impatience. L'impératrice se montrait plus indulgente que jamais vis-à-vis de sa petite protégée ; le maréchal semblait reclus au fond de la campagne tourangelle ; ce n'est pas lui qui rappellerait son existence. Cela faisait quinze jours qu'il subissait chaque journée avant de la retrouver le soir, loin de tous. Il attendait cette promenade avec un désir croissant depuis le début de la semaine.

—   Aaron Raspail ? résonna une voix fluette au moment où il sortait de chez lui.

Il se retourna, croisa le regard d'un gamin de Paris. Sale, les vêtements tirebouchonnés et rapiécés par une main maladroite, il empestait la faim et le larcin. Sa présence dans le 7e arrondissement était une espèce d'injure à la beauté des rues propres. Il fronça les sourcils ; celui-là, il ne le connaissait pas. Mais le môme tendit un papier crasseux d'une main qui n'avait vu ni eau ni savon depuis trop longtemps. Aaron le prit, brisa l'espèce de cire crasseuse qui fermait le tout, et lut. Un seul mot, Viens, écrit de la main maladroite de Gustave, y était. Aaron blêmit.

—   Qui t'a donné ça ?

—   Gustave Lemaître. Un gars propre, imposant, pas tout à fait rasé. Un colosse.

Cela correspondait bien à Gus, songea le jeune homme. Il hésita, jeta un regard en arrière. Anne l'attendait.

—   Vous venez, ou pas ?

Aaron ne répondit pas. Dans son cœur, deux sentiments distincts se déchiraient. Il pensait avoir encore un peu de temps. Ces quinze jours s'étaient écoulés trop vite ; il avait cru échapper à la marche du temps, dans les bras de sa demoiselle. Mais Montmartre poursuivait sa vie rebelle, et lui se retrouvait au pied du mur, appelé par ses camarades. Il se retourna une nouvelle fois.

—   L'homme a dit qu'il attendrait chez vous.

Alors Aaron se décida. Il fouilla sa poche en quête d'un sou et, se penchant, marmonna :

—   Écoute-moi bien. Tu vas aller voir une demoiselle du palais. Elle est au jardin du Luxembourg. Tu la reconnaîtras facilement, ce sera la brune la plus élégante. Tu lui diras que j'aurai du retard, et qu'elle ne doit pas m'attendre mais rentrer se mettre au chaud. Tu as compris ?

—   Compris, chef !

Le gamin tendit la main d'une mine gourmande, et Aaron rit nerveusement ; tira trois sous de sa poche qu'il lui jeta ; fila en direction des Invalides, l'enfant des rues derrière lui. Ils se séparèrent sur le pont de la Concorde, et Aaron courut à toute vitesse vers sa mansarde. Gus avait une bonne raison pour lui écrire, lui qui répugnait à utiliser une plume.

L'ouvrier était assis sur le seul tabouret de la petite pièce. Face à la butte Montmartre, il posait un regard pensif sur les lucarnes poussiéreuses qui cachaient la misère du quartier. Aaron déboula dans la pièce, tenta de reprendre son souffle et ânonna enfin :

—   Qu'est... ce que... tu veux ?

—   Un peu d'eau ?

Gustave se servit, sans regard pour son protégé. Ce dernier s'avança, inspira à plusieurs reprises et reprit d'un ton moins haché :

—   Gus, qu'est-ce qui se passe ?

—   Tiens, bois. On se réunit ce soir.

—   Ce soir ? Pourquoi, ce soir ?

Dans l'ombre du Second EmpireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant