2. L'Ombre

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Dans une ruelle sombre et étroite, bien loin du faste des hauts quartiers et de la tour de la Confrérie des Tisseurs, une jeune femme guettait. Tapie sous le porche délabré d'une maison abandonnée, elle pouvait attendre des heures encore. Vêtue chaudement, mais dissimulée sous une couverture sale et élimée, la femme pouvait passer pour une mendiante endormie tout en patientant confortablement.

Son visage à moitié dissimulé ne l'empêchait pas de promener un regard vif sur la ruelle de temps à autre. On ne voyait pas grand chose d'autre de sa physionomie, emmitouflée comme elle l'était. C'était d'ailleurs le but, car l'observatrice désirait avant toute chose ne pas être vue alors qu'elle ne savait exactement quand elle pourrait sortir de sa cachette.

Il n'était pas bon de rester trop longtemps au même endroit dans les bas quartiers, à moins de n'avoir rien que l'on puisse vous prendre! Afin d'éviter d'être dérangée, la jeune femme s'était assurée que la couverture soit suffisamment crasseuse pour rebuter les moins scrupuleux des désespérés !

Le froid finirait tout de même par percer ses couches protectrices et l'observatrice savait que, si sa patience lui permettait de surveiller l'endroit longuement, les contraintes de son corps l'obligeraient à bouger avant d'attraper quelque maladie. La guetteuse était toujours tombée très vite malade et l'épuisement la gagnait plus rapidement que la plupart des gens. Ce n'était pas faute d'exercice physique ; elle s'entraînait régulièremment pour pallier à ses faiblesses, mais une tare la forçait toujours à s'arrêter la où son esprit pouvait poursuivre encore et encore... Aussi loin que remonte sa mémoire, son corps avait toujours été tel un boulet qui l'avait empêchée de s'envoler, quels que soient ses efforts !

Outre le piquant de l'air, c'était la dureté de la terre imprégné du gel de l'hiver qui la mettait à l'épreuve. Consciente que cela aurait été pire dans les quartiers plus riches dont le moindre centimètre était pavé, à l'exception faite des parcs, la femme s'efforçait d'imaginer qu'elle avait chaud et que le décor désolé qu'elle surveillait n'était qu'une illusion... une illusion à surveiller peut-être, mais une simple image qui n'aurait pas de prise sur son corps.

Je suis chez moi. Un bon feu brûle dans le poêle. J'ai un châle sur les épaules et je n'entends le vent qu'à travers le toit...

Mais cette triste ruelle était un élément bien trop familier pour parvenir à imaginer autre chose! Des lieux comme celui-ci, elle en connaissait des centaines dans les bas quartiers: Mêmes rues sans pavés, trouées et cabossées, mêmes maisons délabrées aux toits croulants et charpentes branlantes... le port était le refuge de tous les tire-laines et malfrats de bas étages de la cité, la demeure des miséreux du comté. Les quelques échoppes minables auraient fait fuir le moindre bourgeois, voir les paysans en visite pour le marché... mais étaient le quotidien de la ménagère des bas quartiers.

A force de ne voir que cela, Nora en venait à sentir ces lieux abandonnés par le Comte comme faisant partie intégrante de son être.

Ces lieux et leur pauvreté qui s'incrustent dans votre esprit, vous donnant l'impression d'être faible et insignifiant!

À cette heure tardive, on voyait de la lumière filtrer ça et là derrière un volet, ou un peu de fumée s'envoler par quelques cheminées... mais pas un mouvement ne se faisait surprendre au dehors! Comme si un code tacite ordonnait à tout un chacun de se terrer chez à l'intérieur dès que l'obscurité tombait ! Si un passant ne pouvait faire autrement que de traverser le quartier, il marchait rapidement jusqu'à sa destination et ne s'arrêtait sous aucun prétexte.

La nuit, le port appartenait à la Guilde.

Enfin, un mouvement dans l'ombre attira son attention et elle fixa les yeux sur une présence presque imperceptible. Dissimulé dans l'obscurité, le nouveau venu avait tout pour attirer l'attention de l'observatrice : des mouvements furtifs et à ce point fondu dans l'ombre qu'il paraissait en être une part, comme s'il en était lui-même composé.

Sans-Esprit : 1. La Pierre BleueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant