Chapitre 33 : L'amertume de la défaite

0 0 0
                                    

L'apaisement, la sensation de flotter dans un liquide doux et chaud. Autour de lui, de grands espaces, un immense ciel se dorant de l'aura du crépuscule. Hugoi connaissait ce sentiment qui l'emplissait. Il rêvait. Du passé. Autour de lui se jouait le spectacle de son enfance, et il n'avait aucune prise sur les événements. Ce n'était pas la première fois qu'il faisait ce rêve, et ces dernières semaines, ces souvenirs lui revenaient de plus en plus souvent.
Une clairière isolée à l'abri d'un bosquet, un vieux bâtiment décrépi à quelques centaines de mètres seulement de la capitale de Vernor, Midchilda. L'abondance de végétation ne laissait en aucun cas penser que la plus grande ville du pays pouvait être rejointe en deux minutes à peine, tant les lieux semblaient être distant du reste du monde.
Nombre d'enfants jouaient dans la prairie. Certains se cachaient dans les fourrés, des jeunes filles caquetaient en profitant des dernières lueurs du jour. Des garçons se battaient entre eux. Et pas que des garçons.

Hugoi repéra un cri, son cri. Et fut soudainement projeté au sol. Il était devenu un enfant parmi les autres, et venait de se faire étaler par plus fort que lui.
— "Et de dix ! Pas de dessert pour toi ce soir !"
— "Tch..."
La figure enfantine du futur chevalier magique fut forcée d'écouter son adversaire fanfaronner. Hugoi n'avait pas la moindre possibilité d'interaction sur ses souvenirs. Il les revivait, tels qu'à l'époque. Autrement, il ne se retrouverait pas à subir les moqueries, et n'attraperait pas la main tendue vers lui pour l'aider à se relever.
Face au garçon se tenait une jeune fille aux cheveux roux, coiffés en une unique natte. Ils avaient beau n'avoir que douze ans, Hugoi la dépassait déjà de deux têtes.
— "Je t'étalerais demain, Ditta !"
— "Bien sûr, c'est ce que tu disais hier. En attendant, je vais encore me régaler avec trois desserts ce soir !"
Un profond soupir attira l'attention du jeune garçon. Derrière lui, grommelait son bon copain Gervais, couvert de poussière. L'adolescent n'avait pas su résister aux assauts de Ditta, et s'était retrouvé le nez dans la terre bien plus tôt que Hugoi. Leurs regards frustrés les liaient d'un même sentiment revanchard.
— "Qui d'autre ?" Railla Ditta autour d'elle, sans obtenir la moindre réponse.
Les garçons de l'orphelinat restaient loin de l'adolescente, sachant pertinemment ce qu'ils encouraient s'ils tentaient de la défier. Hugoi et Gervais étaient les seuls parmi les cinquante orphelins à résister plus de quelques secondes à la présence de la furie, et uniquement à cause de leurs caractères de brutes têtues se refusant à toute forme de défaite. Même les autres filles gardaient leurs distances avec la rouquine, de crainte que sa naturelle propension à la violence et ses manières exécrables soient contagieuses.
Hugoi observait ses amis avec nostalgie. Gervais allait devenir un jour un membre des chevaliers magique. Lui-même en serait un des capitaines. Quand à Ditta... Elle aurait l'honneur de porter l'armure écarlate la commandante de l'ordre. Avec le recul, il ne trouvait plus si étonnant que personne n'avait cherché à les adopter pendant toutes ces années.
Lorsqu'un couple de paysans venait à la recherche d'un enfant, ils espéraient trouver une fille bien éduquée qu'ils pourraient marier plus tard, ou alors un garçon discipliné qui pourrait assumer une charge de travail dans les champs. Aucune des trois canailles ne répondait à une telle description.
Les enfants rentrèrent progressivement à l'intérieur de l'orphelinat, alors que la nuit se faisait de plus en plus présente. Hugoi poussa un soupir, alors que Ditta aidait Gervais à se remettre sur ses jambes. Il entendait les médisances de leurs camarades à leurs égards. Même lorsqu'ils parlaient à voix basse à l'abri de leurs regards, Hugoi pouvait les entendre distinctement.
— "Qu'un soldat vienne les ramasser pour les jeter à la guerre"
— "De la pâté pour orc"
— "Un jour Ditta va nous briser un os !"
Hugoi n'en tenait pas rigueur, car ils étaient faibles. Ditta, Gervais et lui étaient forts. Le devoir des forts est de protéger les faibles, quitte à porter sur leurs épaules leur ingratitude. Pour le jeune garçon, cet orphelinat représentait tout ce qu'il avait. Un minuscule univers dans lequel ils étaient en sécurité, et il s'assurerait que tout le monde pourrait s'y épanouir, quitte à prendre quelques beignes de Ditta à leurs places.

La scène changea alors brusquement. Un moment que Hugoi détestait revivre, et qui prouvait la faiblesse de son âme. La douce brise nocturne fut remplacée par un brasier, et les cris jovials par des hurlements terrifiés.
L'orphelinat brûlait. Des flammes partout. L'édifice s'effondrait progressivement, en commençant par la cuisine où le feu avait pris.
Hugoi ne pouvait pas bouger, et pour cause, il se trouvait en partie enterré sous une pile de débris tombés du toit. Toute la structure de la bâtisse craquait dangereusement au-dessus du dortoir des garçons, alors que le feu rongeait peu à peu le bois.
Cette nuit... Se remémora le chevalier magique, confirmant la présence de Gervais, évanoui à ses côtés, comme dans ses souvenirs.
La mort gagnait du terrain. Des enfants périssaient dans les flammes, d'autres ensevelis lorsqu'un mur s'écroulait. Les plus chanceux tombaient d'asphyxie avant que leurs corps ne soient dévorés par le braiser.
Les adultes avaient péri les premiers en tentant de combattre le feu. Dans la panique, personne n'avait pris en charge l'évacuation des pensionnaires, et maintenant la porte ne pouvait plus être atteinte sans passer à travers un mur de flammes.
Les citoyens de Midchilda arriveraient trop tard pour les secourir, et ils ne pourraient de toute façon pas transporter assez d'eau pour éteindre l'incendie.
Nous lui devons tous la vie...
Un des murs de l'orphelinat fut soudainement soufflé depuis l'intérieur. Une déflagration de bois brûlés fut projetée dans la prairie.
— "Par ici ! Sortez-tous ! Allez !"
Ditta hurlait à ses camarades d'emprunter le chemin du salut qu'elle venait d'ouvrir. L'adolescente tenait entre ses bras une poutre faisant trois fois sa taille, et autant de fois son poids.
Elle était animée d'une force colossale, si bien qu'elle dégagea d'un simple coup de pied la masse de débris qui retenait Hugoi.
— "Tu peux marcher ?" Demanda Ditta, alors qu'elle soulevait d'une main le corps de Gervais.
Les yeux de Hugoi ne quittèrent pas la figure de Ditta. Il se sentait comme envoûté par cette incroyable démonstration de puissance. L'adolescente souffrait pourtant de nombreuses blessures. Elle était couverte de sang de la tête au pied, et par endroit sa peau avait subi le châtiment des flammes. Sa volonté lui permettait d'ignorer l'état de son propre corps, et l'empêchait de s'effondrer.
Hugoi comprit que Ditta Volken s'était éveillée à la magie cette nuit-là. Elle souhaitait protéger autrui, par-dessus tout. Même sa propre vie. Son âme avait répondu à ce que son cœur désirait en lui octroyant une force dépassant celle du commun des mortels.
Le chevalier magique claqua la langue, comme sa version enfantine. Revivre cette scène ravivait en lui la profonde colère qu'il avait ressentie ce jour là. Lui, s'était retrouvé incapable de faire quoi que ce soit. Ditta l'aidait à avancer, elle attrapait au vol les survivants pour les forcer à sortir. Elle portant même Gervais sur son dos. Rien ne l'arrêtait, elle, n'avait pas flanché.
Lui qui se targuait d'être fort, d'être celui qui devait protéger ses camarades, les avait laissé mourir. Quelques tuiles et une poutre avaient suffi à briser ses convictions. Hugoi n'avait pas bougé lorsqu'une enfant avait brûlé vive sous ses yeux. Il n'avait pas bougé lorsqu'un bambin eut le crâne ouvert par une planche, le laissant saigner à mort. Tous ceux qui se sont endormis dans les fumées n'eurent pas la chance de le voir se porter à leurs secours.
La rage continua de monter dans le cœur de l'adolescent. Lui, un des plus âgés de l'orphelinat. Il avait manqué à tous ses devoirs. Il ne méritait pas de survivre, il aurait dû mourir à la place de l'une des victimes. La faiblesse d'Hugoi faisait bouillir les tréfonds de son âme. Il souhaitait plus que tout pouvoir se passer à tabac pour ses crimes.
— "Hugoi ?" Appela Ditta, alors qu'elle le traînait, lui et Gervais, à l'extérieur.
L'adolescent ne répondit pas. La fumée de l'incendie semblait se mêler à son corps. Une aura d'ébène s'échappait des pores de sa peau.
Hugoi s'éveilla à son tour à la magie. Sa gorge se déchira alors qu'il poussa un hurlement bestial, qui n'avait plus rien d'humain.

L'aube d'une nouvelle èreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant