Chapitre 26 : Yassindo Vittori

1 0 0
                                    

L'excitation du Fort Carsioli troublait le déjeuner de son invité. Par une fenêtre, il apercevait les nombreux jeunes mercenaires s'adonnant à des combats sauvages, dans le but de prouver leurs valeurs.
Les recruteurs de la guilde de l'Épée des flammes observaient avec attention les potentielles recrues, sous un soleil de plomb. La plus grande partie des effectifs de la guilde ayant été balayée quelques semaines plus tôt, la nécessité de renforcer les troupes se faisait pressante. Ils avaient pleuré leurs camarades, les avaient enterrés ; les prochaines batailles n'attendraient pas leur deuil.

— Ils sont quatre ? Demanda l'invité à son hôte.
Yassindo Vittori scruta de près la réaction d'Ifkès, le vieux maître de la guilde de l'Épée des flammes. Les décennies de combat avait formé le corps de l'homme pour la violence, et ses muscles ne semblaient pas vouloir se flétrir. Sans la moindre once d'affolement, Ifkès prit tout son temps pour mâcher un morceau de viande. A ses côtés, une jeune femme n'en menait pas aussi large.
"Elle est encore bleue", jugea Yassindo. "Elle tremble comme une feuille quand elle croise mon regard, et c'est cette donzelle qui doit prendre les rênes de cette guilde de mercenaires ?"
Yassindo comprenait le malaise de la guerrière. Après tout, il n'avait certes pas un physique pour faire la guerre, mais il était le maître de la guilde du Port massiglien. L'homme le plus puissant de Lonesam après l'oracle Thomas. Capable de conserver sa place de dominant parmi les nombreux loups parmi les maîtres de guilde. Ce n'est pas tous les jours qu'on pouvait le trouver à la table d'une vulgaire bande de mercenaires.
— Amanda, fit la voix rauque d'Ifkès, occupé avec ses côtes de porc.
— O-oui, répondit la jeune femme en se forçant à relever la tête pour faire face à Yassindo. Ils correspondent à l'avis de recherche que vous nous avez transmis. Nous les avons capturé depuis deux semaines.
— Tous vifs ?
— Oui, affirma Amanda.
— Il me semble pourtant avoir spécifié ne vouloir qu'un seul d'entre eux vivant. N'espérez pas que je vous paye la moindre pièce de cuivre pour les frais de nourriture des trois autres.
— Comment ? Mais...
— D'autant plus que la cible principale est un membre de ma guilde que je vous ai mis à disposition pour le front de Vernor. Pourriez-vous m'expliquer pourquoi je devrais payer pour retrouver quelqu'un sous votre autorité ?
— C'est que... La bataille à la frontière...
— Oh ? Tu as donc quelque chose à m'apprendre ?

Le maître du Port massiglien fixa Amanda du regard, avec toute l'intensité que sa décennie d'expérience de marchand lui avait donné. La jeune guerrière baissa immédiatement les yeux face au gringalet aux longs cheveux noirs, pour observer la viande refroidissant dans son assiette. Le seul indice de son refus de se résigner complètement face à Yasssindo était ses pieds qui tapaient frénétiquement sur la pierre.
— Notre invité attend une réponse, poussa Ifkès.
Yassindo sourit légèrement à l'intervention du vieil homme. Il cernait ses intentions. Le marchand ne se montrait pas désagréable avec Amanda sans raison. Il lui donnait l'expérience dont elle manquait cruellement pour les négociations. Yassindo se moquait bien du prix de deux semaines de vivre ; une goutte d'eau dans son empire commercial. Cependant, que la future maîtresse de la guilde de l'Épée des flammes soit inepte le dérangeait fortement. La défense de Lonesam, et par extension la défense de sa propre guilde, reposerait un jour sur ses épaules. Il ne se contenterait pas d'une mercenaire crétine, intimidée par un vulgaire marchand dans son propre fort.
— C'est que... Reprit Amanda. L'ingénieur a menacé de prendre sa propre vie si nous attentions à celle de ses camarades. Nous n'aurions pas pu vous le livrer aujourd'hui si nous les avions puni pour leurs crimes à Caromago. Et cet homme a déserté nos rangs, nous n'avions pas l'obligation de le traquer, et le considérions mort comme tous les autres.
— Les camarades d'Emil Nesidri... Chuchota Yassindo.
— Il est sacrément culotté, commenta Ifkès, s'attaquant à présent à un plat de pommes de terre aux épices. Il riait quand on l'a jeté dans les geôles, il avait l'air très content de lui pendant que notre petit Falsetto tirait la gueule.
— Parlez-moi donc de ces fameux comparses, demanda Yassindo.
— Ne préférez-vous pas passer à la remise du criminel ? Votre temps est précieux et—
— Je décide de quand et comment.
— Bien... Désolée.
— Dites-moi, sans la moindre omission, ce que vous savez sur eux, et leur comportement.
Une goutte de sueur perla sur le front d'Amanda, alors qu'elle cherchait le regard d'Ifkès. La jeune guerrière se demandait s'il était bien bon pour leur réputation de donner toute la vérité à leur client. Elle donnerait toutes ses richesses pour être loin de la table à cet instant.
— Tu peux disposer, Amanda, soupira Ifkès, finissant son repas d'une lampée de vin rouge. Va donc superviser les recrues.
— Bien maître ! Se précipita la seconde du maître, remerciant mentalement le seigneur Cyvid pour avoir exaucé sa prière.
La jeune femme se leva de sa chaise avec une telle hâte qu'elle manqua de la renverser, ainsi que son repas à peine entamé. Elle salua Yassindo d'un geste poli de la tête, avant de reculer jusqu'à la porte de la salle de réception, et de s'enfuir par le couloir.
— Pas très encourageant, fit Yassindo.
— Elle apprendra.
— Je ne crois pas, non, rétorqua le maître du Port massiglien. J'ai l'œil pour cerner les personnalités. Elle provoquera la perte de ta guilde.
— Pas très convaincant quand tu viens chercher le coupable du drame du port de Massiglia après son nouveau coup d'éclat.
— Il a du potentiel. Alors, ses camarades ?
— Ils sont surprenants, répondit Ifkès, faisant de la place sur la table pour pouvoir y poser ses coudes afin de laisser reposer son menton sur ses phalanges. J'en garderais bien un ou deux avec moi.
— Ca va dépendre de ce que tu vas me dire.
— On va commencer par le mage elfe. On l'a jeté, comme les autres, dans des geôles enchantés de façon à perturber ce que ces sales jeteurs de sorts appellent le "flot de mana".
— Ah, le système de gemmes incrustées à même les murs ?
— Oui, admit Ifkès, surprit que son interlocuteur soit au courant pour ces cellules spécialisées. Ca m'emmerde de les utiliser, mais je ne peux pas désobéir à un ordre direct de l'oracle. Il voulait les essayer, elles fonctionnent. Le mage n'a pas lancé un seul sort.
— Il n'a pas de nom, ce mage ?
— Il refuse de nous le donner. Un elfe imbu de lui-même comme on en trouve partout.
— Ou qu'il a quelque chose à cacher, suggéra Yassindo.
— Peut-être, je m'en fous. Ses camarades l'appellent "Maitre-nageur".
— Étrange surnom pour un magicien.
— Ca les fait rire.
— Ah, ils se moquent de lui. Etre capable de se comporter ainsi en étant dans des geôles est la marque d'une grande cohésion de groupe.
— Ou qu'ils sont complètement fous, proposa à son tour Ifkès.
— Je ne peux pas rejeter cette possibilité, admit Yassindo, se remémorant quelques projets de l'un des prisonniers.
— Les moqueries n'ont pas empêché le mage de faire dix-sept tentatives d'évasion.
— Dix-sept ? S'étonna Yassindo, le sourcil levé. Plus d'une par jour ?
— Il a de l'expérience dans le domaine, affirma Ifkès. Il arrive à se contorsionner pour se libérer de ses chaînes. Ce n'est pas sa première fois qu'il est enfermé dans des geôles.
— Problématique, donc.
— Bien moins que les autres.
— Ils tentent également de s'évader ? Demanda Yassindo.
— Non, au contraire. Ils se plaisent plutôt bien ici. Ils font leur vie. Le chevalier magique nous donne l'autorisation de le garder captif.
— Je ne comprends pas, avoua le maître du Port massiglien. Il vous autorise à l'enfermer ?
— Sa cellule bloque également son mana, et nous l'avons emballé sous plus d'un quintal de bonnes chaînes et de boulets en fer. Et il se balade dans sa cellule comme s'il n'avait aucune entrave. Il arrache les fixations des murs simplement en s'étirant.
— Comment s'appelle ce monstre ?
— Hugoi Ivgorod. En trente ans de métier, j'avais jamais vu un prisonnier tordre les barreaux de sa cellule pour aller chouraver des bouteilles de vin aux gardes, avant de retourner volontairement dans sa cage. Il passe ses journées à boire et faire des exercices physiques divers. Il a assommé deux hommes qui ont voulu l'arrêter dès le premier jour, et il s'est servi d'eux comme des haltères.
— Une force de la nature, nota mentalement Yassindo. Ce serait dommage de tuer une telle... Personnalité.
— C'est surtout lui que je voulais recruter.
— J'ai d'autres projets pour lui. Qu'en est-il de la jeune elfe. Il est plutôt rare de voir une enfant de cette race, elle pourrait m'être précieuse.
— Ah, cette sale gosse. Pour commencer, elle utilise sa magie comme elle veut.
— N'est-elle pas dans une cage spécialement équipée pour éviter cela ? Demanda Yassindo.
— Si si, et ça marche aussi bien qu'une poiscaille. On l'a échangé Lily de cellule plusieurs fois avec Maitre-nageur pour vérifier.
— Elle s'appelle Lily ? Quelle douce ironie. Et que fait-elle avec sa magie ?
— Elle nous impose un traitement de faveur, au risque de se faire ébouillanter par des jets d'eau. Elle a d'abord voulu des repas de qualité à la place des rations, puis elle nous a fait aménager sa cellule avec un lit et de quoi faire sa toilette. Finalement, on l'a bougé jusqu'à une chambre d'invité depuis une semaine. Je l'ai fait réveiller juste avant que t'arrives.
— Capricieuse...
— Emil demande que nous répondions positivement à toutes ses requêtes, où il se coupe la langue avec ses dents.
— Ce serait si stupide... Soupira Yassindo. Il en serait capable, juste pour avoir le dernier mot. Cette enfant est une sacré captive. Je paierais pour ses frais, puisque Emil est le fautif.
— Il y aura aussi une facture de la guilde des bâtisseurs, ajouta Ifkès.
Le maître de la guilde de l'Épée des flammes sortit d'une poche de son pantalon un petit parchemin qu'il tendit à Yassindo. Le marchand déplia la note, et leva un sourcil en regardant la note en bas de page.
— Qu'est-ce que je suis en train de lire ?
— Emil Nesidri a fait sauter une partie de sa cellule pour observer les couchers de soleil.
— Pourquoi avait-il encore de la poudre noire ? S'offusqua le maître du Port massiglien, agacé par la somme qu'il devrait payer. Il fallait lui confisquer lors de sa capture.
— C'est ce qu'on a fait. Il a réussi a créer un explosif avec ce qui se trouvait dans sa cellule. Tout le fort a tremblé quand il a changé les plans de l'édifice. Ce qui me surprend, c'est qu'il soit resté en un seul morceau.
— C'est normal, évacua Yassindo d'un geste de la main. Une explosion ne peut pas le blesser.
— J'aime pas la façon dont tu présentes cette caractéristique. Tu en connais la raison ?
— Oui, affirma le maître du Port massiglien, se levant de table. Peut-être que lui aussi a fini par comprendre. Conduis-moi aux geôles, et sors l'elfe de son confort.
— Suis-moi, invita Ifkès non sans croquer dans un fromage de chèvre à sa portée. J'ai déjà dit à la gamine que sa vie de reine prenait fin aujourd'hui.

L'aube d'une nouvelle èreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant