Chapitre 3

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Je serrai les poings par réflexe, à moins que ce ne fût pour étouffer ma rage. J'aurais bien aimé lui mettre une correction à ce sale gosse prétentieux, me dis-je dans ma barbe. Seul mon grognement sourd atteignit mon jeune interlocuteur qui ajouta, indifférent à mes états d'âme :

- C'est par là. Fais vite avant que tu imprègnes les habits, et que je ne doive t'en donner d'autres ; les tiens je les ai jetés, ils étaient infestés de poux.

Oh, ne croyez pas que j'étais né une brute! Bien au contraire. J'ai eu une belle enfance et une aussi belle jeunesse ; mais les temps mauvais ont ce pouvoir de vous en faire oublier les bons ; et les temps mauvais duraient pour moi depuis de longs mois. Durant ces mois noirs je perdis, coup sur coup, ma famille, mes terres, mes amis et ma foi en l'homme.
Être réduit à agresser un homme pour lui soustraire de quoi survivre n'est pas chose facile, mais on s'y habitue vite. Quant à le tuer, quand il se défend, ça ne tarde pas à vous paraître justifié par le droit de légitime défense ; à condition de faire taire en vous la voix qui ne cesse de vous répéter que c'est vous l'agresseur, et que vous n'avez en l'occurrence aucun droit.

Je pris donc un bain, le premier depuis longtemps, et je me rhabillai en me demandant où avait-il trouvé des vêtements à ma taille, car j'avais un gabarit plus grand que le sien. J'émis l'hypothèse que les habits devaient appartenir à son père, et je vis juste, il me le dit bien plus tard.

Je m'attendais à voir Layth apparaître devant moi, comme à son habitude ; une habitude qu'il ne perdra guère, et dont je serai le plus reconnaissant, comme j'allais le découvrir, et comme vous le verrez, vous qui lisez mon histoire. Pour une fois, Layth ne m'apparut pas comme par enchantement, ni d'ailleurs comme apparaîtrait un commun des mortels.

Je sortis de la pièce du bain et m'engageai dans celle où j'avais dormi. Toujours personne! La chaumière paraissait grande, même à moi, qui avais vécu dans de vastes maisons. C'était un assemblage de pièces sans couloir ; je n'en sortais d'une que pour me trouver dans une autre. Tout respirait l'ordre et la propreté, mais toujours pas de trace de mon jeune hôte. Je finis par aboutir dans une immense salle, qui devait remplir la double fonction de salle de vie et de cuisine.

J'y vis Layth, à genoux, entrain de frotter le sol, avec une rage extrême. Je ne bougeai pas, je voulais le voir montrant pour la première fois une quelconque émotion ; comme si je voulais m'assurer que c'était bien le même jeune homme, jusque là impassible et mystérieux.

Si je n'avais pas vu son visage décomposé, j'aurais certainement cru que cette façon de frotter était naturelle pour lui, tant j'avais eu des preuves de sa force et sa promptitude. Mais il était en rage ; tous ses traits l'attestaient. Une colère, sans doute difficilement contenue, fuyait de son cœur pour venir se dessiner sur son visage.

Soudain, il commença à sangloter. Ce qui était naturel pour un homme normal, et encore plus naturel pour un garçon de seize ans, me paraissait inimaginable venant de lui. Même si un sentiment de tristesse me crispa le cœur, je fus surpris par un autre sentiment qui jaillissait en moi, une sorte de sérénité ; comme si j'étais rassuré que cet être étrange à bien des égards était, enfin de compte, capable d'émotions.

Je m'avançai jusqu'à lui, mais il ne me regarda pas. Il sentit ma présence pourtant, car il s'arrêta de sangloter. Il était en train de frotter une tâche de sang encore visible. Je posai une main sur son épaule et dis doucement :

- Je vais faire ça!

Il essuya alors ses larmes, me regarda de son air redevenu impassible et dit de sa voix non moins impassible :

- J'ai presque terminé, assieds-toi et mange. Rassure-toi, je n'ai mis aucune potion dans ton ragoût.

Il me coupa toute envie d'insister, et je n'avais d'autre choix que de faire ce qu'il avait dit. Il y avait effectivement un plat rempli de ragoût ; il était posé sur une table, une grande table en bois, comme tout le reste des meubles et des murs de cette chaumière.

Il y eut un ragoût dans un plat! Parce-qu'il combla vite le vide qui torturait mon estomac depuis des jours. Il était délicieux.

ÎLE DE L'AIGLE (TOME I)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant