Chapitre 30

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– Formidable, formidable, dit Gayth

C'est étrange comment un mot peut réveiller des souvenirs enfouis. Il les fait ressurgir avec tout leur cortège d'images, de mots et même d'odeurs, des fois.

Lors de l'une de ces réceptions où Gayth m'emmenait, nous étions à l'une de ces tables où les affaires de la ville se traitaient, loin des salles de réunions. Dans ces dernières, les discussions étaient toujours futiles, car toujours ultérieures aux accords, déjà finalisés la veille, autour d'un repas.

Soudain, Gayth dit "formidable, formidable", puis il se tourna vers l'homme qui venait de terminer son discours, en disant :

– Cher monsieur, les pluies tardives ont retardé la moisson du blé du sud après en avoir pourri la moitié. Votre blé est donc de l'année dernière, à moins qu'il ne soit arraché aux bouches qui en seront affamés l'hiver prochain. Dans les deux cas nous n'en avons pas besoin.

Le destinataire des paroles de mon cousin blêmit, posa son verre et se leva sans un mot. Gayth se tourna alors vers moi et me chuchota à l'oreille :

– Formidable, formidable, n'est-ce pas.

Depuis, "formidable, formidable" était devenu comme un code entre nous, pour dire qu'il y avait anguille sous roche et que c'était au premier qui la dénichait.

Quand Gayth prononça le mot répété, tout me revint à l'esprit, et je compris le message qu'il essayait de me faire parvenir. Mon hésitation concernait plutôt la manière dont j'allais mettre en application cette information. Je savais que je n'avais pas beaucoup de temps pour ce faire, mais j'étais bien conscient que nous étions en danger imminent.

Le fil des évènements depuis notre arrivée me parut soudain plus clair. Étrangement, j'étais plutôt soulagé, car je sus alors que l'attitude de May et de Gayth n'était pas dûe à un quelconque désamour survenu à mon égard.

Alors que toutes ces pensées se chevauchaient et se poussaient dans ma tête, je sentis une main retirer la hache de ma ceinture. Je portai ma main sur mon arme, mais j'entendis aussitôt Layth me dire à l'oreille : laisse et baissez vous. Je retirai ma main et me précipitai sur Gayth pour le plaquer contre le sol. J'entendais alors des bruits derrière moi, mais ni ma situation ni le manque de lumière ne me permettaient de savoir exactement ni ce qui se passait ni de prendre part à celui-ci.

Bien qu'assez bref, le temps que duraient les évènements me paraissait interminable. L'impuissance n'est pas seulement la pire des sensations face à un danger. Par une perception erronée des durées, elle a aussi la manie de prolonger la souffrance dûe à une circonstance dangereuse.

C'est quand la nature et l'intensité des bruits changea que je me levai et liberai Gayth de mon étreinte.

Layth était debout derrière moi, ce qui ne m'apaisa qu'à moitié, car je devais me rassurer sur le sort de May et de Kaméa. C'était à ce moment-là que je levai les yeux vers le palier qui dominait le grand escalier. J'y vis alors Pha près de la balustrade, se tenant aux côtés d'une jeune femme saine et sauve.

Je n'eus pas le temps de jeter un deuxième regard, que des voix de femmes, entre la lamentation et le soulagement, éclatèrent derrière moi.

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ÎLE DE L'AIGLE (TOME I)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant