Chapitre 27

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A Gala

Gala se trouve dans une vaste plaine riche et fertile, qui chevauche les trois royaumes de l'île de l'Aigle. Elle est traversée de nord en sud par un fleuve du même nom, le Gala. Plus grand fleuve de l'île, le Gala prend sa source dans les montagnes du nord. Il traverse la ville avant de bifurquer vers l'ouest, quelques lieues en aval, où il finira par se jeter dans la mer.

Avant le fléau, le Gala était l'une des principales voies de navigation de l'Île de l'Aigle. Les bateaux de voyageurs et de marchandises sillonnaient ses eaux calmes et profondes. Toujours avant le fléau, Gala elle-même était une grande cité, et un centre de commerce et de transit de premier plan.

Tous les jours, entre six heures du matin et midi, les voyageurs, qu'ils partissent de Gala ou qui n'y eussent fait qu'une halte, quittaient la ville pour pouvoir faire un maximum de chemin avant la nuit.
On voyait des files interminables de voyageurs à dos de montures ou en diligences, ou encore sur des charrettes transportant toutes sortes de marchandises. Les quatre portes de la ville n'arrêtaient pas de cracher du monde avec tout ce qu'ils portaient, transportaient ou montaient.

Dans l'après midi, le flux des portes s'inversait : il y avait beaucoup moins de voyageurs quittant Gala, tandis que les arrivants affluaient par les quatre portes des quatre côtés cardinaux. Voyageurs, visiteurs ou résidents rentrés de voyage, ils remplissaient les rues, les commerces et les auberges de la vieille cité, comme s'ils prenaient la place de ceux qui la leur avaient laissée dans la matinée.

Depuis le fléau, les choses changèrent dans la grande cité de l'Est, comme dans tout le reste de l’île de l'Aigle. En regardant aussi loin que l'horizon le permettait, on ne voyait plus que la surface de l'eau du Gala, lisse et vide. Autrefois presque toujours couvert d'embarcations de toutes sortes, le fleuve paraissait presque désert de tout ce qui flotte. On n'y voyait que quelques rares petites barques de pêche, dont les occupants prenaient des risques non négligeables afin d'assurer leur subsistance et celle de leurs familles.

Nous arrivâmes à la porte est de la ville peu avant son ouverture. Autre signe des temps d'alors, nous étions les seuls à attendre celle-ci. Lorsque la grille se leva, et les deux grands battants s'écartèrent, nous passâmes, sous le regard inquisiteur des deux gardes visibles, postés des deux côtés du grand porche. A peine nous traversâmes la porte, deux autres soldats, en habits défraîchis, nous barrèrent la route, de la façon la plus cavalière qui soit.

Pha et Notre prisonnier de l'Ouest étaient dans la charrette, au milieu de nos affaires. Quant à moi, j'étais à pieds, comme l'exigeaient les consignes lors de la traversée des portes de la ville : tous les passagers traversent à pieds. Je conduisais quatre chevaux derrière moi. Notre prisonnier savait que s'il tombait entre les mains des soldats de l'Est on le pendrait haut et fort, avant la tombée de la nuit. Il était donc convenu qu'il ne dît mot.

Layth, qui conduisait la charrette attelée au cinquième cheval, prit la parole pour saluer les soldats. Il leur expliqua que nous étions venus faire halte dans la ville, pour nous reposer et nous approvisionner en troquant nos chevaux. Un des soldats montra un intérêt pour nos bêtes qu'il vint examiner.

- Elles sont pour Gayth fils de Tallem, hasardai-je le nom de mon cousin, notable de la ville du temps où j'y étais, et chez qui je descendais lors de mon séjour dans la ville.

Je n'avais plus de nouvelles de lui depuis le fléau, et je ne savais donc pas ce qu'il était devenu. Cependant, le connaissant honnête et généreux, j'avais espoir que son crédit eût encore cours à Gala.
Je ne me trompais pas, car dès que j'eus prononcé son nom, le soldat ôta son chapeau et nous salua, en nous faisant signe de passer.

En entrant par la porte de l'est, nous tombâmes directement dans La Grande Rue. Jadis bondée de monde, et assourdissante du bruit des sabots et des cris des gens, cette grande artère, qui traversait Gala d'est en ouest, était à présent presque déserte. On n'y entendait que le bruit des sabots de nos propres chevaux.

Quelques passants, aux regards hagards et les habits en lambeaux, nous regardaient passer comme on regarde des fantômes. Il est vrai que nos mines fraîches et nos habits assez bien conservés nous donnaient des airs d'anachronisme au milieu de cette désolation.

Nous parcourûmes la moitié de la rue principale avant de tourner à droite, pour prendre une autre rue, à peine moins large que la précédente. Nous dûmes attendre près d'une demi-heure qu'un malheureux charretier ait pu changer sa roue cassée, avant que nous pussions continuer. Longue et droite, la voie était toute déserte, sauf de nous. L'infortuné charretier avait repris son chemin dans le sens opposé. Au bout de l'avenue, je fis signe de halte à Layth. Nous étions arrivés devant la maison de mon cousin. 

C'était un hôtel particulier avec deux entrées. La première était la porte de la demeure, qui donnait dans un vestibule précédent un grand salon. L'autre entrée, à quelques pas à droite de la première, était un grand portail, assez large pour laisser passer une voiture dans une grande cour, derrière le bâtiment. Le portail était toujours fermé et il fallait toujours frapper à la porte de la maison pour espérer avoir une réponse.

Je tirai sur la chaine joliment décorée, qui pendait près de la porte, et un son de cloche s'entendit à l'intérieur. Quelques minutes passèrent, avant que je tirasse encore une fois sur la chaîne.

J'avais l'habitude, que j'ai toujours d'ailleurs, de ne jamais frapper à une porte plus de trois fois. Si on ne répond pas c'est qu'il n'y a personne, ou alors c'est qu'on ne veut pas m'ouvrir pour une raison ou une autre, qui ne regarde que la personne qui a décidé de ne pas répondre.

Cependant, cette fois-là, je n'étais pas seul, et les circonstances étaient pour le moins exceptionnelles. J'aurais donc continué à tirer sur cette chaîne toute la journée, en priant que quelqu'un m'ouvrît, si je n'avais pas entendu le mécanisme d'ouverture de la porte qui s'activa.

L'entrebâillement qui s'en suivit laissa apparaître un visage qui m'était familier. Malgré un changement notable, pour le peu de temps qui nous séparait de la dernière fois où je l'avais vu, je reconnus le visage de May, la femme de mon cousin Gayth. 

M'ayant reconnu à son tour, May me tendit la clé du portail, avec un semblant de sourire bref et triste, avant de nous refermer la porte aux nez.

J'avais trop vu et vécu, depuis les temps heureux où j'étais à Gala, pour me formaliser avec un accueil si peu chaleureux. Nous fîmes entrer la charrette et les chevaux. Il n'y avait ni homme ni bête à l'écurie, mais il y avait assez de foin et d'eau pour nourrir nos chevaux épuisés, assoiffés et affamés.

ÎLE DE L'AIGLE (TOME I)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant