Chapitre 4

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J'étais propre et repu. Plus rien ne devait me retenir dans cette demeure étrangère, sinon un mélange de sentiments de gratitude, de curiosité et d'appréhension d'un dehors qui n'offrait que faim,souffrance et désolation. Mais les sentiments d'un étranger n'ont jamais suffit pour qu'il restât où il devait en partir. 

Mon hôte avait terminé sa besogne. Il s'assit en face de moi au moment où je terminais de lécher le fond du plat et ses rebords.

- Discutons !

Dit-il de son ton qui me faisait oublier son âge et me fit même douter de la scène où il sanglotait.

- Discutons !

Fis-je en prenant le ton et la posture qui me paraissaient les plus adaptés à mon vis-à-vis.

- Tu es seul, maintenant que tu n'as plus tes poux.

- C'est un fait !

Répondis-je en réprimant mon sourire du mieux que je pouvais.

- Tu es donc seul et sans foyer, sinon tu n'eus pas pué autant!

- Je suis seul, sans poux et sans foyer jeune homme !

Dis-je d'un ton mi-sarcastique mi-impatient.

- Bien ! Comme tu as sans doute remarqué, je n'ai pas besoin qu'on me défende, mais la ferme est grande, et je suis à présent tout seul pour m'en occuper et la défendre ; deux tâches dont chacune, à elle seule, exige plus d'une paire de bras. Je te propose donc de rester m'aider, le temps que tu voudras, ou pourras. Tu aurais le gîte et le couvert.

Ce fut mot pour mot ce qu'il me dit. Il ne parla de rien d'autre, ni de sa famille ni des circonstances de leur mort ; il ne me dira mot à ce sujet, avant longtemps après cette discussion. Quant à sa proposition, je ne pouvais en faire la fine bouche, et je ne pouvais pas non plus me précipiter à l'accepter ; sans doute un reste de fierté, qui ne fait surface que lorsqu'on a le ventre repu.

- Laisse-moi voir ce qui m'attendrait et je te donnerai ma réponse après.

- C'est de bonne guerre ! Suis moi !

Dit-il en se levant et se dirigeant vers la sortie, sans douter un instant que j'allais lui emboîter le pas. Ce que je fis.

Sans être immense, la ferme était grande. Entourée d'épaisses haies épineuses, elle n'offrait en accès que le côté où je me planquais en arrivant. La chaumière était au devant de la ferme et offrait par conséquent la seule vue de cette dernière sur la route qui y menait. Les étables et les champs étaient à l'arrière. Quelques brebis bien maigres, une mule et deux vaches, la tête plongée dans un mangeoire, nous offraient leurs arrière-trains en vue. Les champs étaient nus en ce début d'automne, ils attendaient la semence de blé et d'orge, selon les dires de mon jeune hôte. Un potager, un poulailler, une charrette apparemment inusitée depuis un bon moment et quelques bric-à-brac, terminaient l'inventaire.

La ferme de la Dune, car c'était son nom, était située, comme ce dernier l'indique, sur une dune, à pente douce du côté face et à pente raide du cour ; ce qui protégeait ses arrières, en plus des haies qui poussaient aux bords supérieurs des pentes, tout autour de la ferme.

Une fois la présentation faite, j'estimai que ma fierté était suffisamment ménagée, et j'acceptai l'offre de Layth, non sans m'estimer heureux de la tournure que les choses avaient fini par prendre.

Le travail de la ferme est dur, c'est un constat qui ne souffre aucun doute; mais travailler à la ferme, tout en y restant prisonnier, est du domaine du surhumain ; croyez en mon expérience, chers lecteurs. En plus de nourrir et abreuver les bêtes, puis traire parmi elles celles qui s'y prêtaient, il y avait la cueillette des légumes et des baies, et le nettoyage de l'étable et du poulailler.
Il y avait aussi, et surtout, le transport d'eau, du bas de la colline jusqu'à la ferme, à dos de mule, ou à dos d'homme quand la mule faisait sa tête. Heureusement pour moi, car cette tâche m'incombait exclusivement, il y avait à la ferme un réservoir d'eau de pluie qui, encore une fois à mon grand soulagement, n'était que rarement vide.

Ajoutez à tout cela la préparation et le conditionnement en réserves de ce qui pouvait l'être, ainsi que le travail de ménage de la chaumière, vous comprendrez que je ne volais pas mon gîte et mon couvert.

Que faisais Layth? Il m'aidait dans toutes les tâches, sauf la corvée d'eau, car il ne voulait pas sortir de la ferme. Je puis assurer qu'il faisait deux fois plus de travail que moi.

Les premiers jours m'étaient très difficiles. J'étais si fatigué que j'attendais le soir plus pour le sommeil que pour le souper, sachant qu'en ces temps de disette nous ne mangions que deux fois par jour, le matin et le soir.

Au bout d'un mois, mon corps s'habitua et mon esprit se résigna, et je commençais de ce fait à veiller un peu plus tard le soir.

Layth, quant à lui, dormait toujours après moi. Après avoir préparé le souper, car c'était sa tâche qu'il ne voulait point partager avec moi, il se mettait à préparer ses potions. Il remplissait des quantités de pots, séparés par groupes. Sur chaque pot il y avait un ou deux mots marqués dans une langue indéchiffrable pour moi.

Après que j'allais au lit, j'entendais des coups qui ressemblaient fort au bruit d'une lance frappant du bois. J'en concluais que Layth jouait à sa Lance. Les marques profondes dans les murs et dans les poutres me confortaient dans mes suppositions. Les jours suivants me les confirmèrent

ÎLE DE L'AIGLE (TOME I)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant