Chapitre 10

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Un mois s'était écoulé, depuis le jour du premier contact avec Layth. Vous savez, ce jour où Layth et moi fîmes vraiment connaissance, le jour où nous nous racontâmes nos vies antérieures.

Ce fut un mois des plus tranquilles et des plus agréables à tous les égards. Si les journées y continuaient à se dérouler comme auparavant, c'est-à-dire dans les travaux de la ferme, les soirées s'y trouvèrent fort changées. En effet, durant ce mois, Layth m'ouvrit son cœur pour ne plus me le refermer. Le mien lui fut encore plus dévoué et le restera à jamais.

On pourrait disserter des heures sur les liens entre le cœur et la langue. Mais s'il y a une vérité indéniable à ce sujet c'est bien celle-ci : Quand l'un se lie l'autre se délie. Aussi animions-nous nos soupers de vives et longues discussions.

L'esprit de Layth ne cessait de m'étonner, d'un étonnement apparenté plus à l'émerveillement qu'à la surprise.

Nos débats portaient sur toutes sortes de sujets. Si ses argumentations prenaient un ton calme et égal, leur enchaînement créait, à vue d'esprit, un géant, tout fait de logique, qui mettait en pièces toutes les forteresses d'arguments que j'avais construites. Son intelligence se personnifiait presque, tant elle était manifeste et patente.

Je ne suis pas modeste. J'ai plutôt un amour propre qui dépasse la moyenne de celles des autres, si tant est qu'il y ait une moyenne de ces choses là. Je me considère, aussi, comme un homme intelligent, plus intelligent que bon nombre de personnes que j'ai côtoyé même! Et n'allez pas croire que mon amour propre puisse fausser mon avis à ce propos.

Mais l'intelligence de Layth était d'une autre trempe et d'une toute autre nature. Elle était tout ce qu'on pouvait qualifier de supérieure, et ce n'est point un euphémisme. En un mot, Layth était un génie.

Imaginez, maintenant, un intarissable génie face à un insatiable commun des mortels, et vous aurez une idée de nos soirées. Un mois plutôt, j'attendais le souper pour me nourrir le ventre ; depuis, et un mois durant, j'attendais le soir pour me nourrir l'esprit.

Les choses auraient pu se poursuivre ainsi, je ne me serais guère plaint ni je ne me serais ennuyé ; mais dans ce bas-monde, la seule chose qui soit constante c'est le changement. Malheureusement! diraient certains, heureusement! répondraient d'autres. Mais à l'heure où tu liras ces lignes, comme avant que je ne les aie écrites, les uns et les autres seront encore à débattre, et ne cesseront jamais de le faire. Laissons les donc à leur querelle et revenons à celle qui nous importe.

En effet, ce qui marqua la fin de ce court répit béni des cieux, et préluda à tant d'événements qui le suivirent, et que je te narrerai du mieux que je pourrai, ce fut bien une querelle. Une bataille serait une plus exacte appellation.

Nous venions de nous mettre à table. Comme à notre nouvelle et récente habitude, nous entamâmes une de ces discussions qui enflammaient nos soirées et m'illuminaient le cœur et l'esprit.

Je parlai pour moi, car il m'a toujours semblé - et n'ai-je guère changé d'avis depuis - que le cœur et l'esprit de Layth avaient leur propre lumière et n'en avaient point besoin davantage, du moins pas venant de moi.

Leur propre lumière, au singulier, car ceux qui séparent la lumière de leur cœur de celle de leur esprit sont aussi dangereux que ceux dont l'un et l'autre se noient dans les ténèbres. Il n'y a point d'esprit bénin qui ne guide pas son cœur, et guère de cœur bon qui ne précède pas son esprit.

Certes, j'abuse de ta patience, ami lecteur, mais maintenant que je te confiai tant de choses et que tu me lis un certain nombre de pages, aussi me plaît-il à croire que si je t'agaçais autant nous n'aurions point fait ensemble tout ce chemin. Sois en remercié quand-même !

Ce soir là, ou plutôt à l'heure du soupé, car le soleil éclairait encore assez pour qu'on voie son assiette et son contenu, sans le secours de quelque autre source de lumière ; ce soir-là donc, alors que nous soupions, soudain, nous entendîmes tinter l'une des clochettes traîtresses dont Layth parsemait la ferme. Plusieurs tintements suivirent en se succédant.

Il faut savoir, chers lecteurs, que dans les temps que nous vivions, il était des plus improbables de recevoir une visite de courtoisie, et encore moins le soir. Par ailleurs, l'alarme de Layth, pure produit de son génie, était faite de telle sorte qu'elle ne se déclenchât que si elle était simultanément excitée au niveau du sol et à deux coudés de hauteur ; ce qui excluait toute alerte par le fait d'un oiseau ou tout autre animal de petit gabarit. Le danger était donc vraisemblables.

Nous sautâmes sur nos armes : Moi sur mon épée et ma hache, Layth avait une lance à la main avant même que n'eus bougé de ma chaise.

Il me tendit alors une fiole qu'il tira d'où ne sais-je.

– Bois!

Dit-il de son ton qui me ramena aux débuts de notre belle histoire, puis il ajouta aussitôt :

– Bois! Et une fois as-tu bu, ne t'étonne plus de rien!

ÎLE DE L'AIGLE (TOME I)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant