Chapitre 6

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Il n'y a rien au monde qui puisse apaiser un être humain comme le sourire d'un autre être humain. D'ailleurs, pour moi, la définition de l'être humain n'est pas plus un animal doué de la parole qu'un animal capable de sourire. Que sont les cris et les gestes qu'on entend et voit chez toutes sortes d'animaux sinon des paroles. Elles sont certes différentes des nôtres, mais d'une certaine façon, ce ne sont que des paroles d'un autre langage, même s'il est inintelligible par les hommes.
Par contre, nul n'a rapporté avoir vu un animal sourire, à part l'homme bien-sûr, et Dieu sait si l'homme mérite des fois cet attribut d'animal bien plus que les autres espèces, surtout par les temps qui couraient cette époque.

Si le ciel nous a donné cette faculté de sourire c'est sûrement que son dessein prévoyait que nous vécussions en société et que cette vie en société ne fusse pas tolérable sans le sourire.

La première fois que je vis le sourire d'un bébé, je souris instinctivement. Par la suite j'essayai de résister et de ne pas lui rendre son sourire. Il était désorienté, et je voyais son malaise dans ses yeux et les mouvements de sa tête, alors je lui souris et il me le rendis avec un supplément, et je le voyais rasséréné.

Si le sourire vient chez l'homme avant la parole c'est qu'il est bien plus important pour la vie en société. D'ailleurs les grimaces de toutes sortes, tout comme les intonations de la voix, font partie intégrante du langage humain, qui s'en trouverait nettement appauvri et bien moins efficace s'il devait s'en priver.

vous m'excuserez, impatients lecteurs, de cet interlude qui peut paraître ennuyeux. Cependant, si vous vouliez une histoire à la façon de Jules César, veni vidi vici, alors mon récit ne vous conviendrait pas, et je vous conseillerais alors, avec un grand regret, de ménager votre impatience.

C'était pour dire à quel point le sourire de Layth, en plus d'être inédit et surprenant, me fit chaud au cœur.

Pour me comprendre, noble lecteur, mettez-vous à ma place et dans mon époque, où le sang et les larmes n'avaient guère laissé de place au sourire sur le visage des humains. De plus, pour achever de vous convaincre, si vous êtes du genre difficile, je puis dire, sans grand risque de me tromper, que depuis le début du Fléau, ce fut le premier sourire que je vis.

- Viens manger!

Dit Layth, d'un ton si nouveau à mes oreilles et si apaisant à mon cœur, que j'aurais pu m'en satisfaire et me passer d'un repas que mon estomac réclamait pourtant, non seulement à cor et à cris mais à coup de crampes aussi.

Je m'installai quand-même et dévorai mon morceau de pain agrémenté d'un morceau de fromage, tout en continuant à surveiller mon hôte d'un œil discret. Son regard bienveillant me fit plus de bien au cœur que ne fit son repas à l'estomac, et Dieu sait si mon estomac était fort aise.

A peine je terminai mon repas, que Layth vint s'asseoir en face de moi, les traits toujours détendus, presque souriant. Je voyais des mots dans ses yeux ; comme si les paroles, ne trouvant pas une issue entre ses lèvres, débordaient et se faisaient voir par la fenêtre de son regard. Je savais qu'il allait finir par parler, alors je me tus et attendis.

– Je ne connais pas ton prénom.

Finit-il par dire d'un ton presque amical.

Il est vrai qu'il n'eut pas à m'appeler depuis le début de mon séjour à la ferme. Il ne disait que : mange, bois, fais ci ou fais ça, sans jamais douter de ma promptitude à lui obéir.

Il ne m'adressa jamais une parole de loin et il n'attendis jamais une confirmation de ma part, ni d'avoir entendu ni d'avoir exécuté, et jamais je ne lui donnai matière à le faire. Il ne me parla jamais à l'interrogatif non plus, toujours à l'impératif.

Quant à moi, je ne lui adressais plus la parole depuis notre entretien premier, lorsqu'il me proposa de rester. Je ne connaissais pas non plus son prénom.

- Je m'appelle Kalen ...

Il sentit mon hésitation à la fin de ma phrase et dit:

- Appelle moi Layth ....fils de Kaleb.

- Kalen fils de Sam.

- Raconte moi ton histoire Kalen fils de Sam, et sois véridique, ton histoire tu l'as faite, alors assume ce que tu as fait.

ÎLE DE L'AIGLE (TOME I)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant