Un champ de lavande

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Un an après l'emménagement à Manhattan Beach

— Donc, dans le fond du jardin, c'est bien ça ?

— Oui. D'après votre collègue, c'est l'endroit idéal car c'est là où il y a le plus de soleil ?

— En effet !

Le jardinier sourit, ajuste sa casquette sur son crâne dégarni, puis baisse les yeux vers les nombreux pieds de lavande, toujours dans leurs pots, que ses employés ont apportés un peu plus tôt dans la matinée.

— Vous aurez fini dans combien de temps environ ?

— Oh, dans pas si longtemps que ça. Il y a pas mal de pieds à planter, mais la lavande, ça se pose facilement, vous savez.

L'homme parle avec un accent enjoué et bonhomme, qui met Anders en confiance et le rassure sur le bon déroulé de l'opération. L'idée lui trotte dans la tête depuis qu'ils ont emménagé ici, mais il a attendu une longue année afin de fêter le premier anniversaire de leur arrivée. Il sait que le vendredi, Sung-ki part sans lui au travail. Qu'il déjeune avec ses amis, passe la journée avec Kyung-hwan – que le Suédois a d'ailleurs mis dans la confidence et qui pourra retenir Sung-ki au besoin, même si tout devrait être terminé bien avant son retour.

— Tenez, venez avec moi pour me dire exactement comment vous les voulez.

Anders emboîte le pas au jardinier et passe l'heure suivante à superviser la mise en terre des lavandes ; celles-ci ne sont pas encore en fleurs, même si quelques boutons bleus ont déjà fait leur apparition et donnent à l'ensemble une impression de mer calme juste au-dessus du gazon. D'ici juin, le fond de leur jardin prendra des airs de Provence pour leur rappeler, chaque année, des promesses, des sourires, des aveux dans un champ de lavande au creux d'un mois d'été.

Les plantes enfin en terre, Anders écoute les recommandations patientes du jardinier. Une fois le calme revenu dans la maison, le jeune homme s'avance dans le jardin sans faire attention aux traces de pas terreux qui jalonnent le salon. Sunshine dans les bras, Anders contemple les fleurs encore frissonnantes dont le parfum, diffus, éveille déjà des souvenirs en lui. Il se mêle à l'odeur de la terre fraîche retournée, celle du chlore de la piscine juste derrière lui. Bien sûr, les petites lavandes sont moins impressionnantes que celles qu'ils ont vues en Provence et n'ont pas la même aura, et Anders s'inquiète ; cela suffira-t-il ?

Le Suédois repose Sunshine au sol, et le Poméranien s'approche des fleurs.

— Ne fais pas de trous, hein, mon petit bébé. Papa n'a pas du tout envie de commencer dès maintenant à replanter. Et puis, il faut attendre que ton autre papa le voie sans que tu ne sois déjà passé par là.

Le chien s'est déjà focalisé sur autre chose : un petit papillon venu le narguer sous son museau. Sunshine lui court après en aboyant, saute pour tenter de l'attraper dans sa gueule, heureusement sans succès.

Une crainte sourde au creux du ventre, Anders se décide enfin à mettre un peu d'ordre sur la terrasse et dans la maison. Fidèle à lui-même, Sung-ki lui envoie plusieurs messages auxquels il s'empresse toujours de répondre : le Suédois est partagé entre l'appréhension et l'impatience. Ce soir, il a également prévu un dîner, avec au menu l'un des plats que les deux jeunes hommes ont dégustés lors de leur voyage dans le sud de la France. Anders, qui peine autant en cuisine qu'en danse, s'est malgré tout mis bille en tête, et une fois le salon et l'entrée propres et bien rangés, il s'installe dans la cuisine, son ordinateur portable sur le comptoir et sa détermination en étendard.

Après quelques essais infructueux, Anders parvient, non sans une certaine fierté, à un résultat tout à fait convenable – sans pour autant être parfait, mais il s'avance qu'il ne fera pas mieux. Là encore, il espère de tout cœur que cela sera assez.

C'est un peu avec étonnement que le jeune homme se rend compte qu'il est déjà 17 heures lorsque il achève de nettoyer la cuisine, elle aussi transformée en champ de bataille. Il fonce prendre une douche, se changer, puis redescend mettre la table sur la petite table de la terrasse, toujours sous la surveillance de Sunshine.

Tout est prêt lorsque la porte d'entrée s'ouvre tout de grand et que la voix de son petit ami se répercute dans toute la maison, comme un rayon de lumière embrassant toute la demeure. C'est un rayon qui réchauffe Anders aussi sûrement que le soleil le ferait lui-même, et le jeune homme, installé sur le canapé, se redresse comme un ressort.

— Andyyyyy ! Je suis rentré !

Anders attend Sung-ki sur le seuil du salon et le prend dans ses bras dès qu'il fait un pas dans la pièce. Le Coréen rit, ravi, puis accroche ses deux bras au cou de son compagnon pour l'embrasser. Sung-ki reste collé à Anders, qui a posé sa main sur la joue de l'autre jeune homme.

— Qu'est-ce qui se passe ? Tu as l'air tout bizarre !

— Hum... eh bien, en fait...

Anders s'écarte ; cette fois, prend les doigts de Sung-ki dans les siens et l'entraîne à travers le salon, vers le jardin. Il règne encore dans la cuisine une légère odeur d'épices cuites, et le Coréen remarque d'une voix joyeuse :

— Ça sent super bon ! Tu as préparé quoi ?

— Tu vas voir.

Anders fait coulisser la baie vitrée et met un pied sur la terrasse.

— Ooooh ! Elle est trop jolie, cette table !

Sung-ki, qui n'a pas encore vu le fond du jardin, braque son regard sombre sur les assiettes, les jolies décorations qu'Anders a disposées – pour certaines, de vrais souvenirs rapportés de France.

— Mais attends... viens... je veux te montrer autre chose aussi ?

— Quoi donc ?

Curieux, Sung-ki se laisse entraîner vers le fond du jardin, mais il ne lui faut que quelques secondes pour que les petites pieds de lavande ne captent son attention. Sunshine est derrière eux, lui qui faisait aussi partie du voyage.

— Andy ?

— Aujourd'hui, ça fait un an qu'on a emmenagé ici. Et pourtant... Ça a passé si vite. Parce que j'étais avec toi et que quand on est heureux, les aiguilles tournent plus vite, peut-être ? Alors... je voulais qu'on le fête tous les deux. Et...

Cette fois, il regarde les lavandes.

— Je voulais aussi rapporter ici les souvenirs de la Provence, parce que c'était à l'époque ce que j'avais connu de plus merveilleux grâce à toi. Je ne sais pas quand on pourra y retourner, mais je me suis dit que le mieux, c'était d'avoir ici une chose qui nous rappellera toujours ces moments-là.

Sung-ki, qui n'a pas quitté des yeux les fleurs encore timides, redresse la tête et se jette contre Anders, qui fait un pas en arrière pour garder son équilibre. Le Suédois accueille son compagnon contre lui, en souriant, prend ses lèvres quand Sung-ki lui les offre.

— Andy ! C'est un cadeau tellement beau et merveilleux ! Je t'aime !

— Je t'aime aussi. L'année prochaine, si tout va bien, tout aura poussé. Et ça ne sera pas exactement comme en Provence, mais...

— Ça sera parfait. Tout est parfait.

Sung-ki interrompt Anders par un autre baiser. Sunshine court à nouveau après un papillon, sous le soleil déclinant, le vent doux qui fait s'agiter les tiges des fleurs, la tonnelle sur la terrasse. Une très légère odeur de lavande se répand autour d'eux.

Soleil de MinuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant