Chapitre 12

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Je me retire doucement, les yeux toujours fermés. Après l'adrénaline vient la crainte et ça ne manque pas. La peur devient le sang qui coule dans mes veines au fur et à mesure que je m'éloigne d'elle. Elle n'a pas répondu à mon étreinte, je ne lui en ai pas vraiment laissé le temps. 

Prenant mon courage en main, j'ouvre les yeux. Je tombe directement dans ses prunelles vertes. Elle est impassible. Je m'adosse au mur derrière moi et soupire. Cléo prend la parole. 

- Pourquoi ? 

Je réfléchis. La réponse est tellement évidente. Mais je ne peux pas me risquer à la lui donner. 

- Tu m'as promis de m'apprendre à assouvir mes envies. Je ne fais que suivre tes conseils. 

J'hausse les épaules comme si ce que je venais de dire était banal, bateau. Mais ce n'est pas le cas. Et je vois que ça l'a ébranlée. J'arrange mon manteau et je me prépare à partir. Cette atmosphère devient insupportable. Elle me regarde fixement, les yeux secs, la bouche close. Le dos courbé légèrement elle a l'air de vouloir dire quelque chose. Ses yeux m'implorent, me supplient. Mais tout ça, ce n'est pas moi. 

Pour la première fois je fuis le silence et ça, c'est de sa faute. 

Je ne me reconnais pas. L'image que j'ai de moi vient d'être fracassée par mes actions, défiant l'adéquation, piétinant la maigre connaissance que j'avais de moi-même. Je me sens flouée. Intérieurement je me dis que tout est de sa faute. Si seulement elle n'occupait pas une si grande place. 

Je veux tellement l'entendre dire quelque chose, briser ce silence d'interprétation. Peu importe ce qu'elle aurait dit tout aurait été mieux que cet entre-deux décevant. Ce goût amer d'inachevé. 

Je pose ma main sur la poignée et je me retourne. Les mots me brûlent. Mais l'orgueil l'emporte. 

- On se voit demain ? 

Je vois dans ses yeux quelque chose s'effondrer. Et égoïstement je ressens une maigre satisfaction. Elle souffre, donc ce qui vient de se passer ne lui est pas indifférent. Je me sens coupable de ressentir ça. De lui faire ressentir ça. Mais après tout ne serait-ce pas ça l'amour ? Des lignes de pensées enchevêtrées qui se rejoignent puis se séparent, chacune portant en elle la trace d'un souvenir déchu ? Je n'en sais rien. 

J'ouvre la porte en grand, tente un sourire dans la direction de Cléo et me jette au bas des marches, enfonçant ma tête dans mes épaules, envahie par la culpabilité. 

En moi, c'est un vide trop plein. Une montagne d'assurance qui se bloque, que je n'arrive pas à avaler. Qui me reste là. Là, entre ma luette et ma gorge, entre mon coeur et mon âme, entre la cinquième et la sixième avenue. Y'a qu'un putain de vide immensément plein. Tout virevolte, j'aurais presque envie de rire. Et en même temps, ça paraît déplacé. Pleurer serait plus logique. Mais non. Je ne pleure pas. Ce qui serait logique c'est que je me prenne un poteau, à force de me retourner. Ce qui serait logique ce serait que je ne me sois pas à ce point trompée. Ce qui serait logique, c'est qu'elle me rattrape. Mais non. Rien de tout cela n'arrive. Elle est chez elle et moi je suis là. Un manteau, des gants et un bonnet. Une enveloppe mise à mal secouée par les sanglots déchirants du vent. Je me demande si le vent chante ma peine à ma place. Si il me fera payer à la fin de son récital. Rien n'a de sens, tout s'enchevêtre. Les choses se présentent à moi, font des pirouettes, des courbettes, des révérences. Mais une fois dans mon dos, elles se moquent de mon silence. 

Je foule les pavés que j'avais toute à l'heure vanté. Fou comme la réalité paraît différente passée au crible de mes envies. Dissimulée par ce que j'aimerais voir, ce qui n'est pas. La réalité, c'est surcoté. La vérité aussi. Je pourrais bien rêver, là. Tout ça n'a aucune espèce d'importance. Les mains enfoncés dans le fond de mes poches, je fais rouler une pièce de monnaie de 1 cent entre mon pouce et mon index. 

La matière cuivrée blesse la pulpe de mon pouce. Je pourrais presque entendre le bruit de l'acier dénaturer mon empreinte digitale. Je ne fais même pas attention aux passants qui courent se mettre à l'abri. Je n'admire plus rien, plongée dans la masse bougonne de mes pensées.

Excuse pour ne pas voir qu'au fond, rien n'a changé. 

Aveuglée, muette, sourde, elle occupe toujours mes pensées. La colère prend le dessus. A nouveau. J'aimerais tellement la bannir de ma tête. Réduire son existence à un dos là bas, tout devant. Mais je n'y arrive pas. Les souvenirs se battent pour tout retenir. Son odeur, son visage, sa voix, sa chaleur. Son prénom. 

Si seulement je pouvais l'oublier... 

Si seulement je pouvais revenir en arrière. Je n'enverrais pas ce message, ne poserais pas mon regard sur son dos. 

Mais je sais que c'est inutile. 

Si je pouvais revenir en arrière, je tomberais, à nouveau. Je ne changerais rien. Le sillon que son existence a creusé est tellement profond. Je me représente une immense pierre sur laquelle chaque personne que je rencontre pourrait laisser une trace : Une hache se passerait de mains en mains pour que chacun puisse creuser, entamer, effleurer la surface de ma pierre. 

En ce sens, nous sommes tous des pierres abîmées par les expériences, les rencontres, les discours. 

Je sors mon téléphone et commence à taper : 

HELIA- Si je savais comment le dire, comment l'exprimer. Simplement comment te le démontrer, je pense que je le ferais. Je pense parce que c'est tout ce qu'il me reste, maintenant que j'ai fermé cette porte, maintenant que j'ai suivi mes envies. Il n'y a pas de "delete" sur le clavier de la vie. Seulement des espaces, des virgules, des crochets, des parenthèses. Et des lettres. Des lettres qui forment des mots. Des mots que j'aimerais te dire. Te chanter, te crier. Mais je ne m'exprime qu'en silence. Le manque de mots, comblera t-il le manque de toi ? Et ce manque-là, est-il aussi éphémère que ce début d'histoire imaginée, cette histoire d'amour inventée ? Est-ce qu'il sera pour toujours accompagné du manque de tes lèvres que je n'ai pas pu assez goûté ? Est-ce que seulement toutes les histoires d'amour finissent comme ça ? Y'a pas de point final sur mon clavier. Pas de point final à cette histoire. Je ne peux qu'imaginer. Dis toi seulement, qu'avant, alors que je ne connaissais de toi que la distance exacte entre tes deux omoplates, je t'aimais déjà. Comment veux-tu qu'il en soit autrement maintenant que je connais la couleur de tes yeux, la fragrance de ton parfum ? Maintenant que je connais tes mimiques, tes idées ? Maintenant que tu m'es devenue aussi essentielle qu'une bulle d'oxygène ? Maintenant que tu es là, à ma portée, que je te connais ? Comment peux-tu seulement imaginer que je ne succomberais pas ? Parce que pour moi, c'est limpide, si ce n'était pas pour toi, je ne serais jamais tombée pour qui que ce soit. 






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