J'entre dans le bâtiment avec le cœur qui bat la chamade. Pour une Docteure en Psychologie, je fais bien pâle figure. Je cache mon malaise en ne détaillant pas ce qui m'entoure, mais en me concentrant longuement sur certains détails, pour ne pas ressembler à l'animal apeuré que je sais être en ce moment.
J'attends que l'agent de la paix à l'accueil revienne avec le Capitaine Matère qui doit normalement me montrer mes futurs bureaux avant de me lever. Je ne me mets pas au garde à vous, consciente que ça puisse être vu comme un manquement à l'étiquette, mais ayant à cœur de montrer ma non-appartenance à leur groupe : je ne suis pas là pour être leur sous-fifre ni leur souffre-douleur, je suis ici pour faire mon travail, à savoir compléter le-leur. Je sais parfaitement que ça ne plaît pas au plus grand nombre. Le Capitaine, un cinquantenaire bien bâti, au regard noir et à la démarche assurée, me fait signe de le suivre, ne remerciant pas sa collègue qui était pourtant allée le chercher. C'est Laurent Matère lui-même qui est venu me chercher dans mon bureau sombre de l'Université de Rennes pour me proposer de travailler avec lui. La recrudescence des crimes violents dans son secteur l'inquiétant, il était venu à la recherche à la fois de sang neuf et de point de vue inédit. Qui de mieux qu'une Psychologue spécialisée en analyse criminelle et des comportements anti-sociaux pour penser en dehors des clous, n'est-ce pas ?
J'avais longuement hésité. Puis c'est là que mon lointain rêve de devenir criminologue/profileuse avait resurgi, et me voilà à signer un contrat dans la fonction publique.
Si j'ai eu l'occasion d'être face à des personnalités plus singulières les unes que les autres, et avoir eu accès à pléthores de dossiers plus... étonnants au fur et à mesure des années, jamais je n'ai pu me frotter à des affaires en cours, à des témoins, à des victimes, à une chasse à l'homme. Mon estomac se serre. La violence était loin de moi jusque-là, maintenir la distance entre l'acte, l'auteur, la victime, et moi, restait chose simple.
Nous montons les marches du troisième étage pour nous diriger vers un immense bureau ouvert sur une salle de conférence plutôt rudimentaire. Je cache un sourire en remarquant l'hétérogénéité du mobilier. Le Capitaine Matère lève son bras vers une porte en bois jaune clair au fond de la salle.
-Votre bureau donne directement sur le miens. J'y ai fait changer les fenêtres et les lumières. J'ai fait monter deux armoires, mais je comprendrais que vous souhaitiez les changer. J'y ai aussi mis un ordinateur, mais considérez qu'il puisse être plus âgé que vous –il rigole avant de reprendre- et j'ai tout fait repeindre en blanc, libre à vous de changer ça aussi.
-J'en déduis que c'est comme si j'avais déjà signé, je réplique sans bouger, alors qu'il semblait l'attendre.
-Je... -il s'éclaircit la gorge, semblant aussi gêné qu'épuisé- Je n'ai pas d'autre choix de mon côté que de demander l'expertise de quelqu'un qui ne réfléchit pas comme nous. J'ai besoin de quelqu'un qui les comprend eux, que les connaît et peut penser comme eux.
-Vous êtes à ce point au pied du mur ? je m'étonne, n'ayant pas compris sa proposition si urgente.
-Les dossiers sont sur votre bureau. Le contrat y est aussi. Regardez d'abord les dossiers, puis, si vous souhaitez nous aider, signez le contrat et déposez le ici. Quelle que soit votre décision, je la comprendrai sans la remettre en question.
Il semble hésiter à ajouter quelque chose, puis tourne finalement les talons, refermant la porte de son bureau derrière lui. Je me décide à aller découvrir cette pièce qui m'est réservée. Elle sent la peinture fraîche et le bois. Les meubles en fer semblent tout droits sortis d'un film policier américain des années 90. Le bureau est plutôt grand, l'ordinateur posé dessus ne prenant pas trop de place, éclairé par devant par un luminaire blanc, et par l'arrière grâce à une imposante fenêtre à deux battants.
Le bureau est bien plus petit que celui que j'ai à l'université, mais devrait faire l'affaire... si tant est que je me décide à signer le contrat. Je pose mon sac à main sur le sol à côté de la chaise de bureau, puis m'y assois.
Les dossiers forment déjà une pile qui semble insurmontable. Passant au-delà de tout a priori, j'ouvre le premier.
Je retiens un haut le cœur. L'image est affreuse : une tête déposée presque en trophée sur un pieux habillé de paille ; un corps troué au travers duquel on distingue une cible ; des plans d'un pied gonflé, certainement par de l'acide... Etonnamment, ce qui me met le plus mal à l'aise c'est la date en haut des photos. Elles datent d'il y a trois jours. Je frissonne. Cette personne sur les photos n'est certainement pas encore enterrée. La famille n'a pas encore eu l'occasion de suivre de thérapie, ni de se remettre de la disparition de leurs proches. L'auteur est possiblement encore en train de profiter de la fin de l'extase atteinte après son crime. Des gens sont actuellement au summum de leur souffrance à cause de ce crime.
Je frissonne. La distance était si facile à maintenir quand les crimes n'avaient plus qu'une influence moindre sur les individus...
Inspirant doucement, je prends un deuxième dossier pour ouvrir directement sur le rapport d'autopsie plutôt que sur les photos. Le dessin du corps est raturé partout, et les cases normalement allouées sont complètement noircies de mots qu'on a essayé de raccourcir avec une écriture qu'on a tenté de rendre plus petite.
Je ferme les yeux pour essayer de ne pas lire de mots comme « acide » ou « mutilations ante-mortem » qui, avec les signes du médecin légiste, me donnent une image plutôt précise de ce à quoi doit ressembler la scène de crime. Ce dossier est à peine plus vieux. Il y a une semaine. Je me revois il y a une semaine en train de boire un café avec mon rencard du jour rencontré sur une application. Pendant que je buvais mon café avec cet homme que, je le savais, je ne reverrai jamais, quelqu'un était en train de se faire torturer vivant. Une famille ne reverra jamais ce proche choisi pour cible.
Je referme le dossier, puis me lève.
La distance était si facile à maintenir.
Je fouille sur le bureau quelques secondes, trouvant mon contrat, et un stylo. Je le signe sans même le lire. Je ne peux pas laisser autant de gens souffrir sans rien essayer d'y faire. Que ce soit un échec personnel, parce que je serai incapable de mettre la distance nécessaire, ou professionnel, parce que je ne retrouverai jamais l'auteur de ces crimes, il faut que j'essaye.
***
Mot du jour : Dégoûtant.
Aloha !
J'admets, l'histoire ne représente pas vraiment le mot du jour, mais c'est vraiment l'idée que j'ai eu en le lisant. C'est exactement ça que ça m'a inspiré. Si j'avais eu plus qu'une journée pour préparer ça, je pense que je serai partie sur une histoire BIEN PLUS LONGUE. Genre vraiment. Un petit roman à la Maxime Chattam ou type Bernard Minier... Hmhm, heureusement que c'est une histoire par jour, sinon j'aurais eu un nouveau projet d'écriture, et les plus dispersés d'entre vous écrivains savez que CE N'EST PAS UNE BONNE IDEE mdrrrrr
Bref, j'espère que l'histoire vous a plu, c'est l'une de mes préférées pour l'instant, peut-être parce que, comme celle sur mon copain, elle est très personnelle.
Bon allez, sur ce je vous laisse, on se retrouve demain pour une nouvelle histoire ;)
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Pentober 2020
RandomInktober, c'est un rendez-vous pris par les artistes tous les ans, un challenge de dessiner régulièrement tout le mois d'octobre, sur des thèmes imposés. Sauf que voilà, j'sais pas dessiner.