Le fauve écarlate

Chapitre 7 - Surprise

Le lendemain non plus, il n'y a personne qui fixe la maison par l'une ou l'autre des fenêtres, et le surlendemain non plus. Il n'empêche qu'une partie de moi reste sur ses gardes en permanence dès que je mets le nez dehors. Je regarde par-dessus mon épaule à la première occasion et j'ai pris l'habitude d'observer les gens qui m'entourent, de graver dans ma mémoire les traits des hommes qui me semblent louches — ils le sont tous.

Personne n'échappe à mes regards scrutateurs : peu importe l'origine ethnique ou le style vestimentaire, dès qu'ils croisent mon regard, je m'empresse d'ajouter leur visage à ma banque de données. J'ai toujours eu une excellente mémoire lorsque je m'applique, raison pour laquelle j'ai eu de la facilité à apprendre le mandarin.

Je ne revois aucune des personnes soupçonnées au courant de la semaine, ainsi j'arrive à accomplir mes contrats d'interprétariat avec une tranquilité d'esprit de plus en plus grande à mesure que les jours défilent sans anicroche. J'en viens à penser que j'ai trop d'imagination et que la panthère écarlate se contentait de se moquer de moi. Mais peut-être que c'est exactement ce qu'il veut que je croie!

S'il m'a fallu du temps pour relâcher ma vigilance durant mes déplacements, il en est tout autre à la maison. Après deux jours, je me sentais relativement normale chez moi. Dans mon cocon douillet, mes affaires, mon monde, j'arrive à oublier ce qu'il y a à l'extérieur, je me sens inatteignable. J'ai décidé de ne plus ouvrir les rideaux pour affirmer cette sensation d'être à l'abri des regards — tous les regards.

C'est la voisine qui va être contente.

Je me retiens d'écrire à ma meilleure amie pour lui annoncer qu'il y a, en fin de compte, une façon de me préserver du regard des autres. Ce message entraînerait une discussion que je ne peux pas me permettre d'avoir avec elle. La connaissant, elle me dirait de me ruer au poste de police, et fissa! Pour ma part, je crois que de laisser le temps faire son oeuvre est la meilleure stratégie. Si la panthère écarlate me fait suivre et que je n'en ai pas connaissance, alors elle verra bien que je ne suis pas dangereuse pour son organisation et finira, tôt ou tard, par me laisser tranquille.

Simple comme bonjour!

Je me répète ces mots comme un mantra dès que j'ai un doute. Je fais ce qu'il y a de mieux. Pour moi, mais surtout pour les enfants.

Le jeudi, la tentation est forte d'écrire à Jessica pour lui dire que finalement mon horaire s'est allégé, car j'ai très envie de la voir, mais par prudence, je me contente de lui envoyer un message pour me plaindre de ma semaine trop chargée et de ma bouteille de vin trop vide, le samedi soir.

— Si ce n'est que ça! dit-elle lorsque je décroche, après moults tergiversations en voyant son numéro sur l'écran de mon cellulaire. J'en ai deux bouteilles dans le frigo, et Érick est parti en retraite pour le travail hier. Il revient demain, on pourrait se faire une soirée pyjama! Ce serait sympa!

Son enthousiasme me fend le coeur plus qu'il ne le fait fondre. Assise à la table de cuisine, je fais tournoyer le fond de mon verre avant de l'avaler cul-sec.

— Non, laissé-je tomber un peu trop rapidement à mon goût, aussi brutalement que je repose mon verre sur la table. Ç'aurait été avec plaisir, mais je suis prise ce soir...

— Ah?

Les sens de Jessica sont en alerte, indice qu'elle n'attend qu'un signe de ma part pour se ruer chez moi. Pendant un instant, j'ai envie de lui concéder cette visite... après tout, je ne compte rien lui dire! Mais ça, je suis la seule à le savoir. Encore un quelque temps, et l'inconnu laĉhera l'affaire, j'en suis persuadée. Quant à Jessica, seule une bonne raison pourra la convaincre de ma bonne foi. Pour le coup, je ne sais pas ce qui serait le plus plausible : que j'aie un contrat de dernière minute, ou un plan cul en attente sur l'autre ligne. Alain Blais, du Three-Piers Hotel, me sauve la mise avec un courriel, tranchant pour moi ce choix déchirant.