Ariel se massait le sternum avec deux doigts. Elle avait un point dans la poitrine et la douleur ne partait pas. Ce n'était pas insupportable, seulement désagréable. Les exclamations joyeuses qui montaient depuis le rez-de-chaussée lui indiquèrent qu'un autre membre de la famille Archambault était arrivé. Ariel regretta ne pas être chez sa mère où elle aurait pu rester seule dans sa chambre avec son point au sternum.
Elle n'avait pas envie de voir des gens, encore moins de nouveaux visages. Elle voulait le confort qu'offrait la familiarité. Elle voulait retrouver Eli. Pas le Eli qui faisait semblant qu'ils sortaient ensemble. Pas le Eli avec qui elle n'arrivait même plus à différencier le vrai de la comédie.
Est-ce qu'il avait trouvé leur baiser de la veille aussi platonique qu'il en avait eu l'air? Est-ce qu'il avait réellement laissé errer son regard sur sa poitrine alors qu'ils étaient dans la salle de bain hier soir ou était-ce son imagination qui lui jouait des tours?
Ariel en avait assez. Elle voulait Eli, son ami avec qui elle riait et pouvait se confier.
Est-ce que ça ressemblait à ça, une amitié qui s'effilochait? Est-ce qu'en plus d'avoir perdu son père à Noël, elle devrait aussi faire le deuil de son meilleur ami?
La douleur s'intensifia et elle appuya plus fort ses doigts sur son plexus solaire.
— Ça va, Ari?
Eli venait d'entrer dans la chambre et lançait à Ariel un regard préoccupé. Elle laissa retomber son bras le long de son corps. Appliquer une pression sur son sternum n'aidait pas de toute façon.
— Ouais, ça va.
Depuis quand mentait-elle à Eli?
— En fait, j'ai mal ici, se reprit-elle.
— C'est parce que tu penses à ton père que ça te fait mal?
— Je sais pas très bien.
— Viens, là.
Eli lui ouvrit les bras et sans même y penser, Ariel alla se blottir contre lui.
— J'essaierai pas de t'embrasser, promis, plaisanta Eli.
Qu'est-ce qui te fait croire que j'en ai pas envie?
Il lui frictionna doucement le dos avant de la relâcher. Ariel se sentait un peu mieux. Elle n'avait peut-être pas perdu Eli autant qu'elle le croyait.
— Ma sœur Sarah vient d'arriver et on s'était dit qu'on ferait de la musique ensemble la prochaine fois qu'on se verrait, expliqua Eli en prenant l'étui de son violoncelle. Si jamais ça te dit de descendre...
Il eut un léger froncement de sourcils en voyant Ariel se masser à nouveau le sternum.
— Une compresse chaude, ça t'aiderait?
— Non, j'ai déjà essayé l'an dernier et ça changeait rien. Laisse-moi prendre le lutrin, tu vas échapper tes partitions.
Elle suivit Eli jusqu'au rez-de-chaussée, le lutrin pliable dans une main. Dans la pièce familiale, celle qui devait être Sarah faisait sauter sur sa hanche la plus jeune nièce d'Eli, Camille.
Sarah avait de longs cheveux blond foncé noués en queue de cheval. À l'inverse d'Alexandre, trapu comme Guy, elle était aussi grande qu'Eli qu'elle appelait pourtant « mon petit frère ». Quand elle se tourna vers Ariel, cette dernière s'aperçut que Sarah la dépassait de plusieurs centimètres. Étant plus grande que la moyenne, elle fut déstabilisée de devoir lever les yeux pour rencontrer son regard.
De plus, ce que la photo de famille sur la page Facebook d'Eli n'avait pas montrée, était les yeux vairons de sa soeur. Son œil droit était bleu clair, entouré d'un cercle plus sombre et son œil gauche était couleur cacao. Cela lui donnait un regard fascinant dont il était difficile de détacher les yeux.
— Salut Ariel, comment tu vas?
Elles n'avaient même pas encore été présentées l'une à l'autre et Sarah lui faisait déjà la bise.
— Je suis contente de pouvoir enfin mettre un visage sur le nom, depuis le temps que j'entends parler de toi.
Elle posa Camille qui s'enfuit sur ses petites jambes potelées vers l'escalier du sous-sol. Elle s'y engagea à pas prudents – une marche à la fois – en se tenant à la rampe. Aux cris de joie qui se rendaient jusqu'aux oreilles d'Ariel, les deux autres filles devaient déjà être en train de jouer dans la salle de jeu.
— Est-ce que tu étudies en musique, toi aussi? Lui demanda Sarah en se dirigeant vers le clavier dans un coin du salon.
Eli avait ouvert son étui pour sortir son violoncelle.
— Non, j'étudie en histoire de l'art à Montréal, répondit Ariel en essayant de déplier le lutrin. J'ai jamais joué d'un instrument.
— C'est à mon avantage; tu pourras pas entendre à quel point je suis rouillée au piano. Est-ce que c'est vrai que tu as dit à mon frère que tu l'aimais devant un plat de macaroni au fromage?
Ariel lança une œillade assassine à Eli qui était trop occupé à tendre les mèches de son archet pour lui accorder de l'attention. Il avait toutefois un petit sourire satisfait au coin des lèvres.
— Je trouve ça super mignon comme histoire, poursuivit Sarah en souriant à Ariel. C'était courageux à toi de faire le premier pas. Comment Eli a réagi?
Ariel sentit un sourire sournois s'étirer sur ses lèvres. C'était le moment de lui rendre la monnaie de la pièce.
— Eli a dramatiquement écarté son plat de pâtes et s'est jeté sur moi pour m'embrasser.
Le dénommé releva la tête pour lancer à Ariel sa plus belle expression confuse et offusquée. Sarah, qui ne voyait Eli que de dos, eut un large sourire.
— Toujours aussi passionné à ce que je vois. Je trouve ça quand même très romantique.
Ariel songea que la sœur d'Eli était une Myriam light. C'était plus facile à supporter, mais les extravagances de sa sœur lui manquaient. Elle prit place dans un coin du canapé pendant que les deux musiciens terminaient de se préparer.
— On peut jouer O come, o come Emmanuel? S'enquit Sarah qui feuilletait ses partitions dans un bruissement de papier. C'est ma préférée.
— À quoi elle ressemble, déjà? Demanda Eli en terminant de s'accorder.
Sarah posa une partition sur le lutrin et son frère la déchiffra rapidement, jouant à moitié les notes et chantonnant l'autre moitié sur un tempo qu'Ariel trouvait bien trop rapide.
— Ah oui, ça me revient! Déclara-t-il après trois secondes de ce petit manège. On a des indications pour le tempo? Non? Alors qu'est-ce que tu dis de ça?
Eli claqua des doigts sur un rythme régulier et Sarah approuva.
— Ça me va. De toute façon, c'est toi qui commences. Vas-y comme tu le sens et je te suis.
Ariel n'avait jamais vu Eli jouer d'aussi près. Son violoncelle était d'un bois brun foncé avec une teinte de fond rougeâtre. Elle observa attentivement sa posture, sa main sur le manche, son autre main sur l'archet. Eli prit une inspiration et commença à jouer.
Dès les premières notes, les yeux d'Ariel se mirent à lui picoter. Comme si elle était sur le point de pleurer. C'était hantant, à la fois doux et douloureux à écouter. Sa vision se brouilla tout à fait quand Sarah fit son entrée au piano. La mélodie était terriblement triste et pleine d'espoir. Chaque note lui allait droit au cœur. Ça faisait mal, mais c'était une douleur qui faisait du bien.
Eli releva la tête pour planter son regard directement dans celui d'Ariel. Malgré tout ce qu'ils avaient fait depuis leur arrivée au chalet, rien ne lui parut aussi intime qu'Eli qui la regardait pendant qu'il jouait. Elle était hameçonnée, incapable de détourner les yeux. Eli semblait transposer en musique les émotions qui la tiraillaient et elle avait l'impression d'être nue devant lui.
Est-ce qu'on pouvait tomber amoureux en cinq secondes d'une personne qu'on connaissait depuis des années?
De toutes les questions qui tournaient dans latête d'Ariel, celle-ci était la plus terrifiante.
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Les anges de neige n'aiment pas voler
RomanceEli et Ariel retournent à Québec pour les Fêtes. Eli vient de rater une audition pour sa maîtrise en musique et il est inquiet de l'annoncer à ses parents qui espèrent voir leur fils se trouver enfin un vrai travail. Pour Ariel, le temps des Fêtes...