Chapitre 1 - Eli

519 40 61
                                    

Ils étaient sept – bon sang, sept! Quatre femmes et trois hommes, assis dans la première rangée de l'audience. Il commençait à ressentir des symptômes familiers. Le nœud qui se resserrait dans son ventre, ses mains froides, son pouls trop rapide. Le bruit de ses souliers résonnait dans la salle, témoignant d'une bonne acoustique. Il se força à se concentrer sur son souffle et à mettre un pied devant l'autre avec assurance. Puis, il fut devant les juges.

-Bonjour, dit-il. Je m'appelle Eli Archambault et je fais mon audition au violoncelle.

-Vous pouvez vous installer, M. Archambault, dit la femme en tailleur noir assise au centre de la rangée. Par quoi commencerez-vous?

-Je vais jouer le premier mouvement du concerto d'Elgar en mi mineur.

Autant faire en premier le morceau qui le rendait le plus anxieux.

Un bruissement de papier se fit entendre. Les juges sortaient leur copie de la partition pour pouvoir suivre en même temps qu'il jouerait.

Eli déposa son instrument au sol et déroula l'antidérapant qu'il avait mis dans sa poche. Une fois l'anneau de plastique accroché à l'une des pattes de la chaise, Eli ramena son instrument sur ses genoux pour en sortir le pic. Juste alors qu'il s'apprêta à le poser dans le support, il se rendit compte que quelque chose clochait. Son antidérapant – celui qu'il laissait dans son étui et n'utilisait presque jamais – n'était pas ajusté à sa taille. Il n'était pas juste trop court, il était ridiculement trop court. Eli avait besoin d'au moins 20 centimètres de plus pour jouer.

Il sentit une montée d'anxiété lui vriller le ventre quand il déposa à nouveau son violoncelle sur le sol et se pencha pour donner du lousse à l'antidérapant. Les juges ne disaient rien, mais Eli sentait leur sept paires d'yeux posées sur lui. Pourquoi n'avait-il pas vérifié plus tôt si tout était correct? Il savait qu'il devait avoir l'air d'un amateur à ajuster son antidérapant maintenant, durant l'audition. Les juges n'étaient pas très patients pour les problèmes techniques, au nombre de candidats qu'ils passaient. Tout devait se dérouler sans histoire.

Le problème ne mit pas une dizaine de secondes avant d'être réglé, mais ça avait été suffisant à Eli pour saper sa bulle de concentration. Il reprit place sur la chaise, nettement plus nerveux qu'au moment de son arrivée. Il installa son violoncelle entre ses genoux et prit son archet. Sur une inspiration, il entama le morceau.

Les premières mesures du concerto étaient dramatiques. Les coups d'archet, mordants. Eli sentit avec horreur le pic de son violoncelle s'enfoncer sur lui-même à son troisième coup d'archet. Il avait mal vissé son pic. Il. Avait. Mal. Vissé. Son. Pic. Pendant qu'il jouait, le violoncelle descendait de plus en plus bas entre ses jambes. Il essayait de le retenir même si ça voulait dire crisper la main gauche pour affermir sa prise et avoir un vibrato trop serré. Fuck. Fuckfuckfuckfuckfuckfuckfuckfuck FUCK.

Ses mains étaient moites et il était certain qu'on pouvait voir des cernes de transpiration sous les aisselles de sa chemise. Eli pensa pendant une seconde qu'il pourrait replacer le pic pendant les trois mesures où seul le piano jouait. Mais non, c'était impossible de continuer dans cette position plus longtemps.

-Excusez-moi, dit-il en arrêtant de jouer en plein milieu d'une phrase.

Le pianiste interrompit son accord et Eli posa son archet en travers de ses cuisses pour sortir à nouveau le pic et s'assurer qu'il était bien vissé, cette fois. Il s'essuya les mains sur son pantalon noir et se remit en place.

-Je reprends à la première mesure, dit-il au pianiste derrière lui.

Il recommença le concerto depuis le début.

. . .

Eli regardait avec dépit la circulation de la rue. Son soupir se condensa dans l'air. Les trottoirs étaient bruyants de gens qui faisaient leurs achats des Fêtes. La neige blanche était devenue une slotche brunâtre à force d'être piétinée par toutes ces paires de bottes. Lorsqu'il baissa les yeux, Eli vit que son pantalon noir en portait des éclaboussures. La grosse classe.

Le froid lui mordait les oreilles et il regretta d'avoir laissé sa tuque à la maison. Il avait les reins appuyés sur sa voiture et, dans la main gauche, une tasse de café qu'il avait acheté un peu plus tôt. Le café était clair et sans saveur. Pas de quoi amoindrir l'amertume de ce qui resterait sans doute l'une de ses pires auditions en carrière. Eli tentait de relativiser, qu'il était mieux de se casser la gueule lors de son audition à Montréal que de celle à Toronto. C'était mieux, mais ça ne rendait pas l'expérience moins cuisante.

Le jeune homme sortit son cellulaire de la poche de son manteau pour regarder l'heure. 14 :17

Mais qu'est-ce qu'elle fichait, celle-là? Ils s'étaient donné rendez-vous à 14 :00! Il n'aurait pas dû s'en étonner; la ponctualité n'était pas dans les grandes forces d'Ariel. Peut-être que s'il lui avait dit qu'il partait à 13 :30, elle aurait été là à temps. Alors qu'il s'apprêtait à la texter, un message de sa mère apparut sur l'écran. Elle demandait comment s'était passé l'audition.

Eli commença à taper une réponse de son pouce libre avant de se raviser et de tout effacer. Aucun de ses parents n'ayant été très encourageant dans son choix de carrière, Eli n'était pas impatient de leur raconter ce qu'il s'était passé.

Il leva les yeux de l'autre côté de la rue, juste à temps pour voir des dizaines de personne sortir de la bouche du métro. Ariel était parmi eux, facilement reconnaissable à sa tuque jaune foncé. Elle portait deux gros sacs, un sur chaque épaule. Eli la salua d'un signe de la main qu'elle lui renvoya en attendant le feu vert.

-Désolée, dit Ariel quand elle l'eut rejoint, on a eu une panne de métro.

-Ari, il y a toujours une panne quand tu arrives en retard. Tiens, donne-moi tes sacs.

-Non, mais cette fois, c'était vrai.

Eli referma le coffre sur les bagages d'Ariel et se tourna vers elle, les sourcils haussés.

-Parce que les autres fois ça l'était pas?

-Comment s'est passé ton audition? Demanda Ariel dans une tentative cousue de fil blanc pour détourner la conversation.

-Monte, je te raconterai en chemin.

Les anges de neige n'aiment pas volerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant