Ariel enroula ses mains autour de la tasse de chocolat chaud qu'Eli lui avait acheté. Elle souleva le couvercle et une odeur de cacao et de sucre se répandit dans l'habitacle. Elle en but une gorgée. La boisson était veloutée, sucrée et peut-être pas assez amère à son goût. Mais ça réchauffait en dedans.
Pour l'instant ça allait. C'était agréable de se faire conduire et elle reverrait bientôt sa mère et ses sœurs. Ça devait bien valoir un 5 sur 10. Puisqu'Eli était là et qu'il lui avait apporté du chocolat chaud, elle estimait son bien-être à 7 sur 10.
7 sur 10 c'était très bien. Il faudrait essayer de rester là durant la période des Fêtes. Rien n'était moins sûr, pourtant. Ariel chassa cette idée comme on referme brusquement une porte, pour ne pas laisser sortir ce qui se cache de l'autre côté. Elle but une nouvelle gorgée.
Se concentrer sur le tangible. La tasse de carton au relief ligné dans ses mains. La chaleur du chauffage sur ses pieds glacés. Eli qui conduisait à côté d'elle. Ses longues mains sur le volant. Ses doigts noircis par les cordes de son violoncelle. Ses mèches brunes un peu trop longues qui retombaient sur son front malgré son obstination à les repousser derrière sa tête. Ce dernier lui jeta un rapide coup d'œil.
-Ça va?
-Je suis désolée d'être arrivée en retard, dit Ariel. Même si c'était pas de ma faute pour le métro. Je suis aussi désolée que ton audition se soit mal passée.
-C'est bon, dit Eli. Je vais sûrement être capable d'en rire dans quelques mois. Tu peux mettre de la musique?
Ariel prit le cellulaire d'Eli, branché entre eux deux. Elle parcourut rapidement sa bibliothèque.
-Bach, Beethoven, Handel... T'as rien qui a été composé au XXIe siècle, par hasard?
-J'ai des albums de Philip Glass et...
-Je voulais dire autre chose que de la musique classique.
-Ben non. Pour quoi faire?
Ariel secoua la tête de découragement, mais un sourire lui chatouilla les commissures des lèvres. Elle était certaine qu'Eli ne savait même pas qui était BTS ou Ariana Grande. Ariel choisit finalement un album au hasard. Un son de violon enfla doucement dans l'habitacle, évoquant à la jeune femme des paysages enneigés. Cette mélodie ne faisait pas partie des trois pièces classiques qu'Ariel était capable de reconnaître. Elle reposa le cellulaire sur son socle.
-Est-ce que tu passes Noël au chalet de tes parents? Demanda-t-elle après un moment.
Le feu de circulation venait de virer au vert et ils démarrèrent lentement, à la queue leu leu.
-Comme à chaque année. (Eli ne quittait pas la route des yeux, mais il souriait.) Je suis content d'y retourner. Ça fait du bien de sortir de la ville une fois de temps en temps. Et j'ai hâte de revoir mes nièces aussi. Ça fait quatre mois que je les ai pas revues.
Eli jeta un rapide coup d'œil à Ariel qui détourna aussitôt le regard pour se concentrer sur la route. Il y avait plus de circulation qu'elle ne l'aurait pensé à cette heure. Au moins, ils étaient presqu'arrivés au pont.
-T'sais, si tu veux venir faire un tour...
-Non, ça va.
Puis, comme elle se rendait compte de sa brusquerie, elle ajouta un « merci ». Eli ne dit rien pendant quelques secondes et prit un virage à droite.
-C'est pas parce que ton père est mort que t'as plus le droit de vivre, Ari, dit-il doucement.
5 sur 10. Elle s'était dit qu'elle resterait à 7. Elle ne voulait pas que son humeur descende trop bas. Vite, détourner la conversation. Cette maudite boule qu'elle avait pris en travers de la gorge l'étranglait et l'empêchait de parler.
-Tu crois que tu accepterais de fêter Noël sans lui, s'il était pas mort un 24 décembre? Poursuivit Eli, peu incommodé par le silence de son amie.
Respire. Respire. Respirerespirerespire. Calme. Reste calme. Se concentrer sur ses jambes. Ses jeans bleus. Le trou qu'elle avait au genou droit. Sa tuque ocre posée sur ses cuisses. Ses mitaines noires. Elle pouvait le faire, elle pouvait répondre à Eli.
-Sans doute, dit Ariel d'une voix étranglée. (Elle se râcla la gorge pour retrouver un timbre de voix normal.) J'aime pas marcher sur la date de sa mort, c'est tout. J'ai juste envie de m'endormir pour me réveiller et que tout soit terminé. Le Réveillon, Noël... Je veux que tout ça soit derrière moi jusqu'à l'année prochaine.
-Et si...
-J'aimerais qu'on parle d'autre chose, le coupa Ariel.
Ils roulèrent dans un silence seulement comblé par le son de l'orchestre qui sortait des hauts-parleurs. Ariel était mal à l'aise par la tournure qu'avait pris la discussion et elle regrettait d'avoir parlé sèchement à Eli. Il était impossible de dire si ce dernier s'en formalisait. Il tapotait deux doigts sur le volant, en rythme avec la musique.
5 sur 10. Disons, 4,5. Elle n'arrivait pas à déterminer.
-Ma mère m'a encore demandé si j'allais inviter quelqu'un au chalet, dit Eli lorsqu'ils furent rendus au pont.
Le décor de bâtiments enneigés et de lumières dans les rues laissa bientôt place à une étendue de plaines givrées quand Eli engagea la voiture sur l'autoroute.
-Tu devrais peut-être lui dire que les seuls dates que tu as eu dans la dernière année, c'était avec ton violoncelle.
-Pas faux. T'sais, je me disais que je pourrais aller sur Tinder et me trouver une fille qui accepte de jouer le rôle de ma copine durant le temps des Fêtes.
-Je pourrais jouer le rôle de ta blonde, répondit Ariel avec enthousiasme. Je te foutrais la honte devant toute ta famille. Oh mon Dieu, ça serait le plus beau cadeau de Noël que tu puisses me faire.
Eli éclata de rire et Ariel sentit son humeurremonter dans son échelle imaginaire. 6 sur 10. Ce n'était pas un 7, mais cen'était pas si mal non plus.
VOUS LISEZ
Les anges de neige n'aiment pas voler
RomanceEli et Ariel retournent à Québec pour les Fêtes. Eli vient de rater une audition pour sa maîtrise en musique et il est inquiet de l'annoncer à ses parents qui espèrent voir leur fils se trouver enfin un vrai travail. Pour Ariel, le temps des Fêtes...