Chapitre 21

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Mot de l'auteure : Ne démarrez pas la musique tout de suite. Je vous ai laissé un mot dans le texte pour vous indiquer où la commencer. Faites-moi confiance, l'ambiance du chapitre en dépend. Bonne lecture :)

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Ariel

16h04

Ariel s'était isolée autant que possible dans la pièce bondée. Elle prétendait être occupée sur son téléphone alors qu'en fait, elle essayait seulement de respirer normalement. La douleur dans sa poitrine était remontée dans sa gorge et chaque respiration la faisait souffrir.

16h05

Est-ce qu'elle devrait ouvrir le message que sa mère lui avait envoyé une demi-heure plus tôt? Elle savait que si elle le faisait, elle éclaterait en sanglots devant tout le monde, peu importe ce que Carole lui avait envoyé. Vraiment, ce n'était pas une bonne idée.

16h06

— Comment tu te sens?

Ariel releva la tête vers Eli. Elle n'avait pas remarqué qu'il s'était planté devant elle. C'étaient les premiers mots qu'il lui adressait depuis ce matin. Entre l'arrivée du frère aîné d'Eli avec ses quatre enfants, Eli qui était constamment sollicité par ses nièces et Ariel qui s'efforçait de garder une apparence composée devant les nouveaux venus qui lui faisaient la conversation, ils ne s'étaient pas parlé de tout l'après-midi.

— Pas bien, avoua-t-elle.

Elle avait envie de vomir. De pleurer. Les deux. Elle voulait se débarrasser de ce qui était pris dans sa gorge et l'empêchait de parler.

— Il est presque 16h27.

Eli savait que c'était l'heure où elle avait appris la mort de son père deux ans plus tôt. Elle le lui avait déjà dit.

— Ça te dit d'aller faire un tour? En pleine nuit, en pleine forêt, l'heure est sans importance.

À cet instant, Ariel aurait été prête à suivre Eli n'importe où.


*La musique commence ici.*

Le vent glacial l'accueillit quand elle sortit de la voiture. Ils n'avaient pas roulé très longtemps. Cinq, dix minutes peut-être. Il n'y avait pas de chalets ici. Que la forêt dense, sombre, aux arbres couverts d'une neige violacée. La poudrerie était visible sous la lumière des phares de la voiture d'Eli. Elle tournoyait sur le sol, dans l'air entre les branches, formant des motifs toujours changeants.

La neige craqua sous les pas d'Ariel et elle ouvrit son manteau. Le vent s'engouffra sous ses vêtements, faisant crier tous les pores de sa peau. Ses joues étaient déjà gelées quand elle se tourna vers Eli. Il était quelques pas derrière elle.

— Ça avait été une journée froide aussi, il y a deux ans, dit soudain Ariel. Comme maintenant. Glaciale. Absolument glaciale.

Une bourrasque gonfla les pans de son manteau. Le vent lui mordait la peau de ses dents pointues. Elle voulait que le froid l'anesthésie, elle voulait cesser de ressentir.

— Papa avait prévu aller faire de la motoneige avec ses amis. Myriam et moi, on s'est assez foutu de lui; il faisait un froid de canard. On lui a dit qu'il allait geler. Qu'il allait mourir de froid.

Eli connaissait déjà l'histoire. Il la connaissait déjà et pourtant, il laissait Ariel parler. Elle ne savait pas si elle racontait à lui ou à elle-même. Ça n'avait pas d'importance.

— Il nous a traité de pantouflardes. Il a dit à maman qu'il reviendrait vers 14h, au plus tard 15h. Avant que la nuit tombe. Et il est parti. Je me souviens pas l'avoir regardé, je me souviens seulement avoir entendu la porte se refermer.

Un coup de vent chargé de poudrerie s'accrocha à son chandail, à son cou découvert, à son visage. Ariel retira sa tuque et le vent s'en prit à ses cheveux comme de longs doigts griffus. Elle renifla et s'essuya le nez du revers de sa manche.

— Tu connais la suite. Leur groupe est passé sur un lac et la glace a fracturé sous leur poids. Je me sens mal pour le dernier de la queue qui a vu ses amis couler à pic sous la glace.

Ariel renifla à nouveau, mais cette fois, ce n'était pas à cause du froid. La douleur lui écorchait à nouveau la poitrine et la gorge.

— Tu imagines ce que ça doit être de te retrouver dans l'eau avec ton manteau et tes bottes?!

Sa voix était sortie dans un sanglot et elle avait crié malgré elle.

— Tes vêtements te tirent vers le fond! Tu peux même pas essayer de remonter à la surface parce que ça te fait couler!

Les sanglots faisaient tressauter sa poitrine. Le vent sifflait dans ses oreilles.

— Et j'arrête pas de me demander si son agonie a été longue, s'il était conscient en se noyant, s'il s'est débattu, si c'était aussi horrible que ça en a l'air!

Sa voix se brisa sur le dernier mot. Ses mots gelaient dans l'air. L'air lui glaçait la poitrine, la gorge. Sa gorge lui faisait mal.

Ariel se retourna brusquement et, de rage, lança sa tuque vers les arbres. Elle hurla. De toute la force de son ventre. De toute la capacité de ses poumons. De toute la puissance de sa voix. Son hurlement déchira la nuit.


Eli

De toute sa vie, il n'avait rien entendu de plus glaçant que le cri d'Ariel à ce moment. Ça le transperçait de part en part. Face à la souffrance humaine, Eli ne savait pas toujours comment réagir. Mais face à la souffrance d'Ariel, il était tétanisé, aussi démuni qu'un nouveau-né séparé de sa mère.

Ariel reprit son souffle pour crier encore. Et encore.

Eli était immobile incapable de faire le moindre mouvement. Il avait tellement froid au visage que le vent lui brûlait la peau.

Puis d'un coup, Ariel se tut et se tourna lentement vers lui. Ses joues étaient sillonnées de larmes luisantes dans la lumière des phares. Son regard était fatigué. Triste. Désillusionné. Il ne savait pas.

Le premier pas vers elle fut le plus difficile à faire. Les autres se firent dans l'urgence et Eli jeta ses bras autour d'Ariel.

— Arrête ça, arrête ça, arrête ça.

Il avait son visage dans le cou d'Ariel et ses supplications étaient entrecoupées de sanglots. Ariel pleurait aussi. Elle enfonçait ses ongles dans le dos de son manteau.

— Arrête ça, s'il te plaît, arrête ça.

Il ne savait plus ce qu'il disait. Qu'elle arrête de crier? Qu'elle arrête de pleurer? Qu'elle arrête de le tenir à distance?

Il ne sut pas combien de temps ils restèrent comme ça, agrippés l'un à l'autre. Quand les dents d'Ariel se mirent à claquer incontrôlablement, Eli se détacha d'elle. Il renifla un coup.

— Va chercher ta tuque, dit-il d'une voix aussi enrouée que si c'était lui qui avait crié sa souffrance dans la nuit. On rentre à Québec.

Les anges de neige n'aiment pas volerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant