Moi, Ombre

Chapitre Dix-Sept

Un grand homme barbu vient nous ouvrir la porte. Il nous jauge du regard puis s'écarte pour nous laisser entrer.

L'intérieur est assez chaleureux. Le rez-de-chaussé sert de bar et d'accueil. Les chambres doivent être à l'étage. 

Assis au bar, ses neufs queues de fourrure à l'air, le kitsune que nous cherchons ne semble pas se soucier de notre présence. Le fait qu'il ne cache pas sa véritable identité me laisse penser que le propriétaire n'est pas plus humain que nous. Un sondage rapide me confirme que c'est un sorcier.

Nous ne venons pas du même pays mais toutes les créatures de l'Ombre savent parler une langue étrange qui nous est incubée à notre transformation. La communication n'est donc pas un problème.

- Cette auberge est réservée aux créatures de l'Ombre, comme vous pouvez le remarquer, commence le propriétaire.

Je vois en effet que les différentes inscriptions sont écrites en Ombrulle. Il utilise cette même langue pour nous parler.

- Elle est un refuge pour les voyageurs, mais attention : les conflits doivent rester à l'extérieur. Je ne veux ni bagarre ni règlement de compte chez moi. Compris ?

Je hoche la tête pour nous deux.

- Nous ne sommes pas venus pour vous causer des soucis. Nous cherchons quelqu'un qui pourrait nous indiquer où se trouve la ville de l'Ombre la plus proche.

- C'est pour cela que vous m'avez suivi ? Pour que je vous mène à Hok-Loa ? 

C'est la première fois que le kitsune prend la parole. Il a une voix velouté et quelque chose dans son expression m'exhorte à la méfiance. Je choisis de continuer sur la voie de la politesse et de la douceur. Je n'en viendrais à la force qu'en dernier recours. Après tout je ne sais ni de quoi ils sont capable, ni de quoi je suis capable.

- Nous nous sommes efforcés de vous rattraper afin de vous demander notre route, effectivement.

L'homme que nous avons pisté se met à tourner autour de moi. Je le laisse me sonder (puisque je suppose que c'est ce qu'il est en train de faire). Il s'immobilise soudainement, une mine stupéfaite sur le visage.

- Tu es quelqu'un de surprenante, étrangère.

Je m'autorise un petit rire.

- C'est pour cette raison que je cherche une ville de l'Ombre. Je sais que je ne suis pas normale et  j'aimerai savoir pourquoi.

- Intéressant, marmonne-t-il.

Il me regarde encore un instant, pensif.

- Je vous conduirai tout les deux demain matin à Hok-Loa. Je connais là-bas quelqu'un qui devrait pouvoir t'éclairer ; je te présenterai à lui. 

- Merci. C'est très généreux de votre part.

- Oh, ma petite, si tu te rends dans une ville de l'Ombre, tu vas vite devoir apprendre qu'une créature de l'Ombre fait rarement quelque chose qui ne sert pas son intérêt. Si je choisis de te guider jusque là bas, c'est contre quelque chose en échange.

Je garde mon calme, préservant un contrôle absolu sur mon expression facial.

- Et que voulez-vous ?

- Inutile d'être ainsi sur tes gardes... Je sens en toi quelque chose... Quelque chose que je connais bien. Si j'ai raison, alors le monde de l'Ombre pourrait bientôt basculer. 

Cette fois je ne peux m'empêcher de froncer les sourcils. De quoi parle-t-il ? Qu'y a-t-il en moi ? En quoi cela pourrait-il changer le monde ?

- Tout ce que je te demande, c'est que tu te souviennes de moi, que tu n'oublies pas qu'un jour, quand tu en avais besoin, je t'ai aidé. 

Ses yeux se voilent, il n'est plus vraiment là, il ne me parle plus vraiment, il entre en transe.

- Dans quelques années, tout sera différent. Tout aura changé. Du sang aura coulé. Énormément de gens seront morts...

- Mais de quoi parlez-vous ? S'emporte Léo.

Le kitsune revient à lui.

- Je dis simplement que si mon intuition est juste - et jusqu'à présent elle ne m'a jamais fait défaut - la jeune vampire ici présente va accomplir de grandes choses. Elle nous dépassera tous... 

Il se tourne à nouveau vers moi :

- Promettez-moi seulement de me venir en aide à votre tour si un jour j'en ressens le besoin.

Le fait qu'il soit passer au vouvoiement m'intrigue. Pourquoi ai-je obtenu cette promotion ? Qu'a-t-il vu ? Et puis, comment pourrais-je, moi, l'aider ? Je hoche tout de même la tête. Un service contre un service. De plus, je n'ai pas le loisir de refuser : même si nous trouvions quelqu'un d'autre pour nous indiquer le chemin jusqu'à la ville de l'Ombre, lui promet en prime de me conduire chez quelqu'un dans la capacité de m'aider. 

C'est ainsi que, ne sachant tout de même pas vraiment à quoi je m'engage, je scelle notre accord.

- C'est promis.

Il m'offre un sourire et continue d'une voix dénuée de toute malice :

- Par mon sang et mon Ombre, je vous conduirais à votre destination, dit-il en me tendant la main. C'est la formule usuelle pour conclure un marché, précise-t-il. 

- Par mon sang et mon Ombre, je vous fournirais mon aide lorsque vous en formulerez le voeu, dans la mesure de mon pouvoir.

Je tends aussi ma main et avant que je ne le touche il m'attrape le poignet. Je prends aussi le sien et des étincelles sombres crépitent là où nous nous touchons. Lorsque le phénomène se stoppe (de lui-même), le kitsune me lâche.

- Merci. Vous comprenez que dans un monde où tout fonctionne à travers les services échangés, nous avons besoin d'un moyen de nous assurer que les autres ne mentent pas.

Mon interlocuteur secoue brièvement sa main avant de me regarder à nouveau.

- Comment ces quelques mots peuvent ils nous préserver de la trahison ? Je l'interroge.

- Quiconque ayant utilisé cette formule et ne respectant pas sa parole ensuite, s'expose à de grandes souffrances.

- Tels des dieux jurant sur le Styx, je murmure.

- Exactement. 

Il acquiesce distraitement. Nous nous égarons tout deux un instant dans nos pensées. C'est lui qui revient en premier à la réalité :

-  Sur ce, je vous souhaite bonne nuit. 

Il se dirige vers les escaliers. Juste avant de disparaître, il nous informe que nous partirons à l'aube. Puis il se retire dans sa chambre sans plus de cérémonie.

- Voulez-vous une chambre ? Nous propose l'aubergiste.

J'accepte.

- C'est très généreux de votre part, ajoute Leo.

Il nous donne des clefs et nous accompagne jusqu'à l'étage.