Chapitre Deux

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Je suis devant la grille du lycée.

Pour une fois dans ma vie, je suis en avance. Ma rapidité, depuis que je suis une vampire, a été décuplée. J'ai fait le chemin en deux minutes. Au lieu de quinze. Sans me pousser à fond. Je regarde la grille puis me retourne et m'éloigne. Je vais m'asseoir sur un banc sur le trottoir d'en face.

Je pose mon sac à côté de moi et croise les bras. Je. N'ai. Pas. Envie. Ma posture témoigne de mon assurance. Je reste la reine ! C'est juste que...

Je vois un lycéen arrivé, il me fait un signe de la main et un sourire timide. Je ne les lui rends pas. Je ne me souviens même pas de son nom ; je ne me suis jamais intéressée à lui je crois. Lui par contre, il transpire d'intérêt pour moi. Affligeant. 

Je sens l'approche d'Opaéphine (oui, c'est la première fois que vous lisez ce prénom, et alors ? On ne vous demande pas de le prononcer. Alors que moi je suis contrainte de le répéter au quotidien. Enfin, c'est faux, j'abrège en « Opa » (et oui, je sais que « Opa » veut dire « Papi » en allemand, mais ça je l'ai appris APRÈS lui avoir donné ce surnom. J'ai un minimum de respect pour les gens qui peuvent m'être utile tout de même)), une de mes "meilleures amies", (entre nous, j'ai vraiment du mal à la supporter : j'en ferai peut-être mon dîner un de ces quatre). Populaire, un pot de peinture sur le visage chaque matin, ses parents sont d'importantes personnalités dans le monde des finances (encore d'autres devenus riches grâce à la bourse), elle est presque aussi friquée que moi.

En fait, la quasi-totalité de mes relations sont aussi arrangées que les mariages de la noblesse du Moyen-Âge.

Enfin bref, elle m'a vu, du coup, elle se dirige vers moi. (Raté pour la discrétion.)

- Salut Iris ! Comment tu vas ? Dis-donc, tu es en avance pour une fois ?

- Je voulais savoir comment ça faisait d'arriver en avance.

À la trappe les « Salut », les « Bonjour » et les « Ça va ? ». J'ai autre chose à faire. Comme me décider à me lever de ce banc et aller en cours. Depuis quand, MOI je redoute le lycée ?! Le monde tourne à l'envers...

- Et alors ? Tu trouves ça comment ?

- Barbant. Le lycée est... mort. La vie de centaines de lycéens ne l'anime pas. Pas encore.

- Tu as raison.

Elle me répond sans avoir compris le fond de ma pensée. De toute façon ici j'ai toujours raison.

Ce que je tente en vain d'expliquer à cette humaine c'est que je ressens les lycéens avec leur vie, leur histoire et leur énergie (oui, un de mes dons de vampire). Bon peu peut-être que c'est encore moins clair maintenant pour vous. J'ai parfois l'impression que les humains n'ont qu'une moitié d'esprit (je sais, moi aussi j'étais humaine avant, mais comprenez-moi : je vis entourée de gens qui n'ont absolument plus rien en commun avec moi. Je ne pense plus comme vous).

- On entre ? me demande t-elle.

- Pourquoi ? On a encore un quart d'heure avant le début des cours.

Elle hésite à entrer quand même. L'élève sage et modèle qu'elle est peut-elle tolérer de se faire apercevoir en train de traîner devant le lycée ? Finalement elle se ravise et s'assoit à côté de moi. Je suis toujours la déesse de ces lieux et, elle, comme les autres, a toujours peur que je lui tourne le dos. Alors elle fait comme tout le monde : elle fait ce que je dis, elle fait ce que je veux. Tant pis pour le reste. Je leur fais plus peur que tout au monde.

Je ne suis pas la plus riche du lycée, et peut-être même pas la plus belle (ça ce n'est qu'une question de point de vu) mais je suis la plus stratège. La plus vicieuse. J'ai réussi à me bâtir un empire par ma simple volonté et aujourd'hui personne n'ose s'opposer à moi.

Vous pensez que je mens ? Je vais vous donner la preuve que non :

Marc fait parti de l'équipe de foot du lycée, il ne fait pas parti de ma bande d'"amis" mais il me connait (comme tout le monde). Lorsque je le vois passer sur le trottoir d'en face, alors qu'il s'apprête à rentrer dans le lycée, je demande à Opaéphine de l'appeler, elle obéit.

- Marc !

Il se retourne, cherche d'où provient le son, tentant de trouver qui l'a appelé. Il nous voit assises sur un banc, en face de lui, et je lui fais un signe de la main, signifiant qu'il devait venir à moi. Il hésite. Il a peur d'être humilié, je le vois, mais c'est moi alors il n'a d'autre choix que de s'exécuter.

Ils savent tous très bien comment je peux les détruire, avec quelle facilité et rapidité, je peux faire du reste de leur scolarité dans cet établissement un enfer. Et je n'ai aucun scrupule à le faire ; la pitié n'a pas sa place dans mon cœur. Si je suis faible, je me ferai renverser. Si je me fais renverser, je ne serai plus reine. Si je ne suis plus reine, quelqu'un d'autre le sera. Si quelqu'un d'autre l'est, c'est cette personne qui me commandera. Et je refuse d'être commandée. J'ai bâti ce royaume moi-même. Je ne dois rien aux autres. Je me suis battue pour cette place.

Alors si, j'ai quand même un certain mérite.

Pour en revenir au sujet, son hésitation ne dure pas longtemps. Il nous rejoint en quelques enjambées, prêt à subir.

Je laisse planer un silence, le jugeant du regard.

- Tu m'as appelé ?

Question idiote mais il ne sait pas quoi dire.

Second silence.

- Oui, je réponds finalement avec mon air supérieur si caractéristique. Tu as prévu de manger avec qui aujourd'hui ?

- Euh... avec William, Yanis, Baptiste, Thibaut et Florian.

Il n'ose pas demander pourquoi, il répond juste à ma question. Personne n'a le droit de me demander pourquoi. Je suis la reine : je n'ai pas à me justifier.

Je laisse planer un silence inquiétant (uniquement stressant pour lui bien sûr) puis je décrète, la tête bien haute (ce qui donne l'impression que je le surplombe alors que je suis assise et lui debout) :

- Tu mangeras avec moi.

- D'accord, jubile t-il.

De nouveau une phrase inutile (ah que c'est agaçant !) personne n'oserait refuser une offre pareille de toute façon. Je lui fais signe de partir et il s'élance, reconnaissant et tout guilleret. Pitoyable.

Est-ce suffisant pour vous prouver la force que j'exerce sur ceux que je ne connais même pas ou à peine ? Si non, je pourrais vous raconter comment, l'année dernière, j'ai persuadé une cinquantaine de personnes de refuser l'invitation à l'anniversaire d'une lycéenne. Pourquoi ? C'est simple : je voulais m'y rendre, mais la date ne m'arrangeait pas (j'étais bien sûr invitée). Elle a refusé de décaler la date de la fête pour moi alors j'ai contre-attaqué. Lorsqu'elle s'est rendu compte qu'elle n'avait plus aucun invité, elle a reporté au jour suivant et là, tout le monde était présent.

Suis-je cruelle ? Sûrement. Ma toute nouvelle nature de vampire n'arrange d'ailleurs rien. J'ai compris que le monde était une arène et j'ai décidé de gagner, tant pis s'il faut que j'écrase les autres pour cela. Je préfère écraser qu'être écrasée. Je souris et mes canines sont à deux doigts de prendre leur forme vampirique. Je me rattrape immédiatement. Je ne me contrôle pas encore tout à fait...

Je me lève du banc, traverse la route et rentre dans le lycée. Sans avoir à me retourner, je sais qu'Opaéphine me suit.

Une centaine de personnes sont déjà présentes dans le hall et la cour. Ils s'écartent pour me laisser passer. Je croise mon petit ami du moment et lui annonce que s'est fini entre nous. Je le largue sans aucun scrupule devant tout le monde.

Pour ma sécurité, je préférerais que personne n'apprenne que je suis une vampire. Je préfère donc - vous comprendrez - éviter les contacts physiques avec des êtres de chair et de sang. Et un couple, c'est bien trop tactile pour que je puisse maintenir l'illusion. Je risquerai de le mordre violemment en plein baiser. 

Je continue ma route.

De toute manière, je ne l'aimais pas. Pas plus que les dix derniers, et les dix précédents. 

Tout n'est qu'illusion. 

Moi, OmbreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant