Chapitre Vingt-et-Un

27 3 0
                                    

Ekleandre s'arrête de marcher et se retourne vers nous. Son récit est terminé. Un petit silence suit, pour que nous saisissions toute la profondeur de ses paroles.

- Comment est-elle parvenue à créer cette faille ? Je m'entends demander.

- Nulle ne le sait.

J'acquiesce.

- Bien, alors allons-y. La fontaine n'est plus si loin. Mais faites attention en entrant dans la clairière : c'est un lieu sacré par l'Ombre, soyez respectueux.

- Cela va de soit, répond Léo.

Notre guide reprend les devants. Nous quittons le sentier et suivons une espèce de piste marquée par des buissons... pour le moins étrange. Ils ont dû être un jour marqués par l'Ombre afin de faciliter aux visiteurs l'accès à la Fontaine.

C'est invisible pour un humain, mais des runes d'Ombrulle flottent tout autour des branches. Une aura peu rassurante s'en dégage... Notre aura, à nous, les créatures de l'Ombre.

J'esquisse un rictus. Je dégage aussi cette aura qui me parait si désagréable sur cette plante.

Ekleandre s'arrête lorsqu'il remarque que je n'avance plus et revient près de moi.

- Tu essaies de lire ? M'interroge-t-il gentiment.

- Non. Je sais qu'il est écrit akea*.

- Tu sais déjà lire l'Ombrulle ? D'habitude il faut attendre six mois...

- Je ne fais rien comme les autres, je réponds d'un ton tranchant.

- Alors pourquoi fixes-tu ainsi ces buissons ?

- Pour rien. Avançons.

Le kitsune ne relève pas mon impolitesse. Leo par contre me fixe intensément. J'évite son regard et m'avance sur la piste de buissons.

J'ai bien envie de me défouler sur un des arbres qui nous entoure mais je sens que nous ne sommes plus très loin du sanctuaire et je ne voudrais pas offenser l'Ombre en saccageant les lieux sur un coup de colère envers le destin.

Une main ferme m'attrape le poignet et m'empêche d'aller plus loin. Leo. Je me stoppe mais n'ouvre pas la bouche. Je lui tourne toujours le dos. Son autre main se pose délicatement sur mon épaule.

- Tu n'es pas un monstre, Iris.

Des frissons me parcourent le dos et ma poitrine se compresse. Décidément il lit en moi comme dans un livre ouvert...

- SI !

Je me mets à hurler en me retournant vers lui.

- JE SUIS UN MONSTRE ET JE N'AI MÊME PAS EU LE CHOIX ! ON M'A IMPOSÉ ÇA !

- Donc, d'après toi, je suis également un monstre ?

Il reste parfaitement stoïque, imperturbable et baisse durement son regard sur moi. Je détourne les yeux, honteuse.

- Ce n'est pas ce que je voulais dire...

- Ils me manquent aussi, mon amour. Tous autant qu'ils sont, tous, ils me manquent. Et je suis certain qu'ils souffrent aussi de notre absence. Je n'ose pas imaginer le nombre de larmes qu'ils ont versées. Pourtant, on a fait le bon choix. Il n'est pas facile à porter, je te l'accorde. Et oui, ce choix, on a dû le faire à cause de deux connards qui nous ont respectivement transformés. C'est dur à accepter, mais c'est comme ça. Nous. Ne. Pouvions. Plus. Vivre. Là-bas. Alors oui, on a quitté nos proches, c'est aussi douloureux pour nous que pour eux. Mais nous ne sommes pas des monstres pour autant. Tu sais pourquoi ? Parce qu'on n'a pas fait ça pour les abandonner. Non. On l'a fait pour les protéger. Mets-toi ça dans la tête : ce qu'on a fait, on l'a fait pour la bonne cause. Réfléchis à ce qui se serait passé si on était restés.

Je ne retiens plus mes larmes qui coulent abondamment. Ma vie d'humaine me manque tellement...

- Nous sommes maîtres de nos actions, notre transformation nous a fait changer d'espèce, certes, mais elle ne nous a pas rendu foncièrement méchant. C'est horrible ce qu'il nous est arrivés, je le sais. Cependant, nous devons être forts et nous bâtir une nouvelle vie. Les proches que nous avons connus de notre vivant resteront toujours gravés dans nos coeurs, nous ne les oublierons jamais. Mais il faut que tu cesses de porter toute cette culpabilité infondée, concentre-toi sur ce que tu veux devenir.

- Oh Leo... Je suis si désolée... Pardonne-moi.

Il me prend dans ses bras et me serre fort contre lui.

- Ne t'en fais pas mon amour, jamais je ne t'en voudrais.

Notre guide nous observe d'un air bienveillant. Au bout d'un moment, il nous incite à reprendre la marche.


La fontaine de Diaphtale est un lieu aussi féerique qu'horrifique.

Le sol est recouvert de fleurs magnifiques et les arbres forment une voûte de par leurs branches entrelacées qui instaurent une semi-obscurité agréable. Au centre de la clairière se trouve évidemment la fameuse fontaine. Le bassin est de taille moyenne, moins monumentale que je ne me l'imaginais. Taillée d'un bloc dans la pierre, pas la moindre mousse ne la recouvre. Elle semble immuablement propre et intouchable par la corrosion.

C'est flagrant que l'eau n'est pas naturelle. Malgré la tentation d'y plonger pour revoir mes proches, je m'abstiens, très peu rassurée par les avertissements d'Ekleandre.

Toutefois, en entrant dans la clairière après avoir passé un voile d'Ombre qui la dissimule aux yeux des humains, la première chose que j'ai vue, ce n'était pas le décor magnifique. Non, la première chose que j'ai vu, c'est un cadavre. Puis un autre et encore un autre. Quatre corps sans vies gisait çà et là. Des créatures de l'Ombre devenue folle à cause de l'eau et qui étaient devenues des cibles faciles pour les nouveaux visiteurs. On peut facilement imaginé que certains se sont même battus pour la possession de cet endroit.

Une cinquième personne était en train de s'abreuver. Elle avait déjà perdu l'esprit et s'est jetée sur nous. Notre guide lui a brisé la nuque avant que nous ne comprenions quoi que ce soit puis a soupiré :

- Quand je vous disais que ce lieu était dangereux...

- Dangereux ? Ça sent plus la mort que dans un cimetière ! S'est alors exclamé Leo.

Et il a raison... Un nombre effroyable de personnes ont dû perdre la raison et la vie ici pour que l'air soit aussi malsain.

Très respectueux de cet endroit, le kitsune a débarrassé la clairière de tous les cadavres, nous laissant explorer ce sanctuaire pendant ce temps.

- Tu penses qu'il existe toute une mythologie autour de l'Ombre ? Je demande soudain.

- Je ne sais pas... C'est probable. Nous n'aurons qu'à demander à notre guide à son retour.

Je hoche la tête.

Ekleandre nous a dit qu'à chacun de ses passages il « nettoyait ». D'après ses dires, quelques rares fois, il aurait croisé des personnes qui ont consulté un souvenir, puis qui sont reparties. Il est donc possible d'utiliser la fontaine sans devenir fou...




*akea = mot d'Ombrulle signifiant : , ici, dans cette direction...

Moi, OmbreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant